Episode quatre

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La Galerie – Episode 4 CONFINEMENT

Il était passé treize heures de dix minutes, et Sofia ressentit comme une envie de voir du monde. Peu importe le type de personnes ou même le nombre, il fallait qu’elle croise quelqu’un. Ari était mort. Elle ne supportait pas cette idée. Le goût de rien était venu s’installer en elle, brutalement. Si elle avait conscience qu’il lui fallait laisser les choses se faire, si elle connaissait déjà le processus de deuil, elle savait aussi que le temps et la présence humaine étaient deux données essentielles de l’équation. Elle en avait fait l’expérience à la mort de sa mère, quinze ans plus tôt.

En revanche, il lui était impossible de s’apprêter. Pourtant très coquette, Sofia enfila un simple jean et un pull à col en V par-dessus ses seins nus. Ils étaient lourds et flottaient sous la laine, lui donnant l’air d’être encore plus vivante. Elle passa un perfecto serré pour les fixer, au moins un peu. Dehors, il faisait froid. En tout cas, c’est ce qu’elle avait éprouvé en passant le visage à la baie vitrée. Le jardin de la résidence était vide, les alentours aussi.

La télévision passait en boucle les informations sur le BTA12. On évoquait le confinement et le durcissement des mesures. Elle regretta d’entendre encore une fois cette sempiternelle cantilène qui consistait à promouvoir la recherche d’un moyen d’abaisser la courbe d’hospitalisation. Sofia, comme de nombreux Européens, ne comprenait pas ce qui pouvait être plus important que de stopper l’épidémie. C’était à croire que tout n’était pas dit. Elle songea un instant que les calculs politiques faisaient fi de la variante « nombre de décès simultanés ». Elle coupa le son du téléviseur, traversa le couloir de l’appartement aux murs tapissés de tableaux marocains et de tissages berbères, et ouvrit les verrous. Un peu désabusée et absente, elle referma la porte derrière elle, et enclencha la minuterie. La lumière jaune inonda le palier sans fenêtre.

D’abord, elle remarqua le Post-it collé sur la porte de l’appartement du voisin. Elle s’en approcha. Il y était indiqué « Dégage ! Pas de virus ici ! » Elle sut immédiatement que cela était en relation avec son métier. Il était infirmier. Elle sonna, personne ne répondit. Elle décida de changer la donne, de mettre un autre message, un mot de paix, de compassion et de gratitude. Ce fut lorsqu’elle se retourna, pour aller chercher un stylo et du papier dans son appartement, qu’elle entendit la voix sourde, caverneuse et au souffle court.

  • Sofia. Sofia.  

Elle se pencha et lança un coup d’œil dans la cage d’escalier qui montait jusqu’au cinquième étage. Dans l’ombre, une masse corporelle avachie sur les marches peinait à parler. Elle eut de la peine à le reconnaître, et par réflexe saisit le spray incapacitant dans sa poche. Le visiteur toussa pour s’éclaircir la gorge et avala plusieurs fois sa salive.

  • Sofia. Sofia. C’est moi, Claude. Claude Kupfer.
  • Claude ? Mais qu’est-ce que tu fous là ? Bouge pas, sinon j’appelle les flics.

Claude était étendu, à moitié dans les vapes, et se maintenait sur les marches à l’aide des coudes. La minuterie émit un cliquetis. Le couloir fut plongé dans le noir. Sofia en profita pour saisir son smartphone dans la poche arrière de son jeans, mais hésita.

  • Attends. Attends. Je sais pour Ari ! C’est pas moi ! Je suis blessé. Tu penses vraiment que je me serais cassé le cul à venir jusqu’ici si j’avais buté Ari ? 

Claude était fébrile, mais ses propos étaient cohérents. Sofia laissa son téléphone choir dans la poche.

  • Écoute, j’ai personne chez qui aller. J’ai lu les journaux ce matin. On me recherche Aide-moi, s’il te plaît. Après je me casse, promis !
  • Et la fille dans ton appartement ? La pute ? 
  • Gaelle ? C’était pas une pute. Ce sont des mensonges. Je te jure, j’ai rien fait. Pour elle non plus, c’est pas moi. Pas moi.
  • Tu es venu comment ? 
  • En bécane. Ils m’ont tiré dessus, dans l’dos. Sans doute les mêmes pourritures qui ont tué Ari. Je t’en prie. J’ai fait mille bornes comme ça. Laisse-moi me poser.
  • Ta blessure ? Je vais t’emmener à l’hôpital. 
  • Oh que non ! Je préfère remonter sur ma moto et risquer de me foutre en l’air contre une rambarde de sécurité. La balle a traversé le gras du flanc, ça a commencé à coaguler. Faut juste nettoyer la plaie. Juste… 

Sofia baissa la garde. Elle alluma et vit une trace de sang sur sa porte.  

  • C’est moi ! J’ai voulu toquer chez toi, mais quelqu’un est monté. Je m’suis planqué. Et puis je suis tombé dans les vapes.

C’était donc bien lui qui avait fait du bruit, pensa-t-elle. Elle n’avait pas rêvé. 

***

À moins de cinq kilomètres de là, Steven tournait comme un lion en cage depuis le matin. Il avait retourné entièrement l’appartement tellement il était en rage. À vrai dire, il avait éparpillé et fouillé le peu d’objets qui y étaient présents. Quelques meubles, juste l’essentiel. Un lit, deux ou trois armoires, une cuisine vide, un frigo ne contenant qu’une bouteille de lait, un canapé, une table et deux chaises. De rares fringues usagées et embaumées de naphtaline se battaient dans la garde-robe.

Par contre, il y avait là un tas de cartons, des centaines d’archives et des dizaines et des dizaines de livres et de magazines.  

Une prise intelligente était programmée pour allumer la radio à horaires réguliers. C’était donc ça, les murmures qu’il avait entendus à travers la porte avant de la forcer discrètement. 

Ce lieu n’était qu’un leurre ou simplement une base de repli. Si tel était le cas, elle n’était pas utilisée comme le pensait Juan. C’était la première fois que Steven le voyait se tromper. « À moins qu’elle n’arrive dans les deux heures qui viennent, voire trois, sinon je me casse », avait-il envoyé par messagerie cryptée à Juan. Un simple « d’accord » était arrivé en retour, presque simultanément.

En attendant, il n’avait rien de mieux à faire que de farfouiller le F3. Tout ce qui était là, les documents comme les magazines ou les ouvrages, était dans la même veine idéologique que la sienne. Paula n’était pas n’importe qui au sein de cette mouvance. Major de sa promotion à l’ENA (École Nationale d’Administration), cette dernière avait poursuivi un doctorat en droit de l’Union européenne dans la très réputée Johannes Kepler Universtiy à Linz, à quelques cinquante kilomètres de la frontière Tchèque.  

Selon les bruits qui couraient, c’était dans ce fief avancé de l’extrême droite, dans l’Autriche reculée, qu’elle avait fait ses premières armes idéologiques, les vraies. D’aucuns disaient qu’une histoire d’amour l’avait conduite à sauter le pas des dîners secrets, des cérémonies ayant un goût d’antan, animées aux flambeaux. D’autres affirmaient que son séjour autrichien n’avait fait qu’éclore une pousse, souterraine, déjà vivace.  

Du haut de ses quarante ans, Paula avait tenu, jusqu’à peu, le haut du pavé. Elle était la chantre de la pensée localiste et extrémiste de droite. Le consortium européen pour lequel elle œuvrait officiellement lui offrait toutes les opportunités de faire passer et de banaliser les messages que le BNU, son véritable employeur, désirait faire adopter aux masses.  

Ainsi, Paula élaborait les stratégies communes aux différents partis d’extrême droite de la coalition européenne. Un rêve d’autrefois se matérialisait : l’avènement d’une pensée unique au sein de plusieurs pays européens, culturellement proches : Belgique, France, Royaume-Uni, Italie, Allemagne et dans de plus petites proportions, l’Espagne.  

Elle supervisait aussi les opérations de mises en place dans les différents cénacles européens : au Parlement, à la Commission, au Conseil et dans les très officieux « standings meetings » du « Mickey-bar ».   Bien que toujours dans l’ombre, Paula était cette chef d’orchestre là. En tout cas, cela avait été le cas jusqu’à la fin de l’année 2019. 

Au début du mois de décembre, assez subitement, les choses avaient changé. Plusieurs fois, elle s’était rebellée contre les positions prises par différents partis. Pourtant, elle n’avait jamais rechigné à affuter les armes des autres, ceux qui tenaient le devant de la scène. À coups d’arguments, de rhétorique, de syllogismes, de figures de style et d’analyses scientifiques, elle avait tout fait pour que les idées qu’elle portait deviennent réalité politique. Quelques mois plus tôt encore, il y avait eu cette étrange demande de Juan Svenson ! Elle avait, à de nombreuses occasions, travaillé pour Analytika. Cette fois, le job lui avait semblé dépasser l’entendement. Créer un modèle chaotique, pour simuler une hypothétique crise sanitaire à venir, était dangereux. Et cependant, elle était convaincue que cette crise arriverait. Ce n’était qu’une question de temps.  

En début d’épidémie, alors que le virus laminait les victimes asiatiques, Paula avait anticipé la mise en action du plan LAND, l’opération LAND comme l’appelait Juan. Elle avait tout fait pour prévenir les membres les moins zélés du consortium BNU, la branche molle, les intellectuels. Mais par un coup de baguette magique, dont Juan avait le secret, Paula avait été mise au ban. Au premier jour du pic épidémique, elle avait pris un des derniers trains vers le sud de la France pour se retrancher dans son pied-à-terre biterrois. Un loupé pour Juan ! Le feu vert tant attendu pour régler définitivement le cas Paula Lebrun s’était fait attendre. C’était comme ça que Steven se retrouvait à Béziers, là où Paula était supposée passer la période de confinement. 

Devant quelques photos éparpillées devant lui, à même le sol, Steven bandait. Paula l’avait toujours excité ! Mais le fait de la voir en photo, jeune, en bikini, le rendait hystérique. Il n’avait qu’une envie, qu’elle rentre et qu’il puisse la violer, encore et encore. « Tu auras ce que tu mérites, salope », dit-il en sortant son sexe de son jeans.  

***

Claude dormait encore. Son visage était tiré. Sofia avait nettoyé la plaie comme elle avait pu et ne s’était pas trop mal débrouillée. La blessure était relativement propre et nette. Quelques Steri-Strips et une bonne dose de Bétadine permettraient à Claude de se balader sans prendre le risque d’ouvrir la plaie à chaque mouvement. Sofia manquait cependant de stock.  

  • Où vas-tu ? lui demanda-t-il en se réveillant.
  • Je vais chercher de quoi tenir quelques jours, des compresses, de l’aspirine, des pansements. Bref, de quoi changer tes pansements.  Après, tu pourras partir.  
  • Merci.  
  • Tu n’as pas à me remercier. Quand tu auras repris des forces, il va falloir tout m’expliquer.
  • Promis.
  • Je vais passer à la supérette aussi ! Fais-moi ta liste. Ah oui… coupe ton téléphone portable, ce sont de vrais mouchards ces trucs-là.
  • C’est fait depuis que j’ai quitté Bruxelles. Je l’ai balancé dans le canal. T’es aussi parano qu’Ari.   
  • Qu’Ari l’était, tu veux dire. Va falloir s’habituer, dit-elle avec froideur.

C’était la première fois qu’elle le regardait droit dans les yeux depuis qu’il avait débarqué. Il lui prit la main et la remercia à nouveau.

En ce septième soir du pic épidémique, il faisait frais. Sofia n’avait pas pensé à se changer, et le petit pull de laine sur ses seins nus n’était pas une protection assez efficace contre le froid. Le cuir du perfecto n’arrangea rien. Dehors, l’air piquait, il venait de la mer. Heureusement, son shopping ne s’étendait pas au-delà du kilomètre, retour compris.

Les rues étaient presque désertes. Quelques voitures passaient à vive allure, quelques badauds bravaient l’air frisquet. Le soleil disparaissait.

La pharmacienne lui ouvrit la porte après l’avoir inspectée de pied en cape. Dans ce quartier résidentiel de Béziers, il n’était pas question de travailler portes ouvertes dans cette période de confinement. Ici, pas de mélanges sociaux. L’apothicaire reconnut Sofia. Et en tant que cliente habituée, elle bénéficia de tout ce que contenait l’officine sans aucune restriction ni question. La célébrité avait parfois du bon.

***

Pendant ce temps, Ari s’affairait à démarrer le feu dans la cheminée humide. Sans papier, pour ne pas faire trop de fumée. Avec un embrasement par le haut, pour la même raison. Il prit soin de limiter le tirage en verrouillant la trappe de l’âtre. Il laissa les volets fermés, sauf celui de la baie vitrée donnant sur le jardin qui elle-même donnait sur une immense forêt brune et épaisse qui s’étendait à perte de vue.

Le pavillon de chasse était à l’image du petit village en bordure duquel il se trouvait : rustique, vieillot et froid. Il y avait là un côté à la fois inhospitalier et rassurant. Un paradoxe étrange. Une aporie contemporaine. 

Le pavillon était composé d’une cuisine, d’un salon, et d’une grande salle à manger au milieu de laquelle trônait une immense table en bois ciré entourée d’une douzaine de chaises faites de wengé et de paille. C’était tout pour cette pièce. Il y avait une buanderie au sol râpeux. Et aussi une sorte de bureau, aux murs duquel des râteliers vides attendaient de cynégétiques fusils. Trois chambres austères meublées d’au moins trois lits de camp chacune se trouvaient à l’étage, mitoyennes d’une salle de bain équipée d’une très grande baignoire, de gogues et d’un bidet. La faïence sur les murs de cette salle d’eau relatait des scènes de chasse. Les linges juraient avec le reste à cause de leurs couleurs pastel. Voilà pour l’intérieur.

À l’extérieur, une grange occupait une grande partie du terrain. Avec ses chenils attenants et désespérément vides, la construction de bois semblait être d’époque, tout comme le pavillon. Un « 1875 » en ciment ornait le fronton de ce dernier. Il y avait encore un petit jardin désert, une grille en fer forgé et une cour en béton recouverte d’herbe morte entre les joints. Bref, le coin reculé idéal pour une partie de chasse comme pour une cavale.

Avant d’élire cet endroit comme terrier, Ari avait tourné et tourné discrètement dans le village. Il avait au préalable déposé son sac à l’abri des regards, derrière le monument aux morts. Ensuite, il était parti en expédition à la faveur de l’obscurité prégnante. Des trente-deux maisons situées dans le cœur et aux alentours du village, seules trois d’entre elles semblaient être occupées, dont une par le curé. Le parvis de la fermette curiale était éclairé. S’agissait-il d’un message d’accueil pour tout visiteur ou âme perdue ? Ari se le demanda. Toutefois, il passa son chemin.

Les autres habitations étaient désertes. Certaines battaient drapeau « à vendre ». De vieilles inscriptions sur des panneaux défraîchis attestaient d’une désertion rurale ne datant pas d’hier. Finalement, Ari avait jeté son dévolu sur le pavillon, à l’extérieur du bourg. Discrétion et furtivité étaient ses premiers critères de sélection.  

Plus tôt, vers la fin de l’après-midi, après avoir traversé plusieurs bourgades, Ari n’avait pas pu continuer à avancer. Avec le froid, et sans aucune solution de fuite, cette décision était la plus sage. Il s’était résolu à se poser, un jour ou deux, pour mieux réfléchir, au calme. Ce qui lui arrivait n’était pas banal. Il s’installait là, mais au risque de voir la situation due au confinement se durcir encore un peu. Une sorte de pari sur l’avenir en comptant beaucoup sur la chance l’animait.

À l’abri, le temps était à l’inventaire. Question argent, il lui restait encore plus de huit mille euros en liquide. Au niveau des cigarettes, la cartouche contenait encore six paquets pleins. Le paquet dans la poche de son blouson était à peine entamé. « Va pour sept », nota-t-il. Il sortit le contenu de la poche gauche de son jeans, et le déposa sur le lit de camp : quelques lames de chewing-gums biscornues, un mouchoir, trois ou quatre euros, et la carte SIM du téléphone. Celle de droite n’abritait qu’un briquet.

De sa besace, il extirpa un dictaphone, deux piles neuves, trois stylos, un carnet de moleskine, quelques facturettes, un canif et un exemplaire d’Evguénie Sokolov. Il songea sur le moment à Gainsbourg et surtout à la playlist bousillée en même temps que son téléphone dit intelligent.

Ultimo, dans le sac de voyage, à part un peu de petit linge maculé, le tout était presque propre : trois jeans, deux pulls, trois chemises, six polos dont deux à manches courtes. La trousse de toilette était encore opérationnelle. Dans la poche latérale intérieure, il y avait également cette tablette toute neuve encore emballée et dont il ne s’était jamais servi. Il l’avait emmenée pour l’offrir à Sofia. OK, c’était un cadeau de Claude, mais il détestait se servir de ce gerne d’artifice. Il quitta la plus petite des chambres après s’être assuré de l’étanchéité lumineuse des tentures et descendit dans la cuisine.

Heureusement, les propriétaires du pavillon de chasse étaient des gens prévoyants. D’après les documents qu’il avait trouvés dans les tiroirs de la commode du salon, il s’agissait d’industriels du département voisin, deux frères aux prénoms anciens. Leur sagesse les avait amenés à faire quelques provisions. Le garde-manger regorgeait de conserves artisanales : des pot-au-feu, du canard enrobé de graisse, quelques cassoulets, du pâté, des lentilles confites, et même quelques confitures de fruits des bois. Une bonbonne en verre contenait dix litres d’une gnôle qui sentait les marais et les feuillus, une autre plus transparente, quelques kilos de farine.

Dans le salon, il y avait aussi une radio Grunding orange, un vestige des années soixante-dix, et quelques vieux Paris-Match. Décidément, le temps s’était arrêté au même endroit qu’Ari. 

Ari, s’il ne pouvait tenir un siège de quarantaine, était toutefois en capacité de survivre grassement durant les deux ou trois jours à venir, voire les deux ou trois semaines. Il attrapa alors son carnet et commença à y prendre des notes.

***

Une heure de plus était passée et Steven était convaincu que Paula ne viendrait plus. Il s’était promis d’attendre encore un peu, mais il ne tenait plus. Les SMS de Juan étaient plus laconiques, et l’ordre du retour fut sommé. La traque était un échec ! Steven n’en était pas la cause. C’était bien, et pour la première fois, la capacité de renseignement de l’équipe de Juan qui était à l’origine de ce loupé.  

Prudence étant mère de sûreté, Steven équipa la pièce principale de l’appartement avec un dispositif d’écoute à distance. Il installa et calibra la nouvelle carte SIM intraçable dans la petite boîte noire et fit un essai. Il tapota dans les mains et le boîtier déclencha un appel vers son téléphone. Le micro d’ambiance était opérationnel. Il compléta son piège par un mouchard en utilisant le même matériel sur la porte d’entrée. Pour une discrétion optimale, il plaça ce dispositif sur le bloc de retour de la porte.

  Que pouvait-il faire de plus ? « La bouffe », songea-t-il. Devant lui, un voyage de plus de mille kilomètres avec obstacles, checkpoints et sans aucun point de ravitaillement possible, se profilait. Toujours dans un souci de prévoyance, et tout en conservant son attirail de médecin, il monta dans la voiture et se dirigea vers le magasin le plus proche que Google lui avait renseigné.

Devant la supérette indépendante, une file de clients s’était naturellement formée. Ils attendaient patiemment. Dans la pénombre de cette rue peu éclairée, Steven eut du mal à compter le nombre de gens masqués. Jouant le rôle du médecin, il garda son artifice médical sur le nez.  

Au bout de quelques minutes, alors que la file s’allongeait derrière lui et que l’avant faisait mouvement au gré des sorties du commerce, la vieille dame devant Steven se retourna et l’observa. « Passez devant moi », proposa-t-elle. D’abord, Steven refusa, sans doute son manque d’habitude à être considéré comme un héros le coupa du réflexe d’accepter. Pour être crédible, il la dépassa en se fendant d’un sourire qui se voyait jusqu’aux yeux. 

Ce fut ensuite au tour du client précédent, du suivant et ainsi de suite. Il se retrouva finalement dans la supérette, un panier en plastique à la main, avec une bonne heure d’avance sur le planning initial.  

***

Sofia remarqua rapidement le médecin. De grande taille, la blouse presque immaculée, le masque sur le nez et une casquette bleue ornée d’un caducée d’or, il était impressionnant. Si impressionnant qu’elle l’imagina revêtu d’une tenue noire, les yeux à peine visibles. Sofia frissonna. Cela lui rappela les attaques de magasin comme la Belgique en avait connu dans les années 80.  

Pour l’heure, ce n’était pas le cas, « cet homme sauve des vies, c’est un héros », songea-t-elle. Elle l’observa. Il remplissait son panier de gâteaux, de fruits secs et de boissons énergétiques. « Un héros », songea-t-elle. La fonction lui inspirait confiance. L’homme la regardait par intermittence. Son perfecto ouvert marquait la taille fine et laissait apparaître la paire de seins en liberté sous la laine vierge. Il n’en loupait pas une miette. 

Steven bandait. Pourtant, la beurette, ce n’était pas son style. Il aimait les femmes plus européennes, plus blanches, selon ses dires. « Enfin, moins… » Mais elle paraissait insister du regard. Peut-être se faisait-il des idées ? 

De son côté, Sofia hésita. Le beau médecin était déjà à la caisse. C’était pourtant l’occasion rêvée de faire ausculter Claude, et peut-être même de se débarrasser de lui.

Seules deux caisses étaient ouvertes. Quand la deuxième se libéra, elle déposa la dizaine d’articles sur le tapis roulant. De l’autre côté du petit rayon rempli de chewing-gum, de revues et de piles, Steven venait de payer en liquide et récupérait son sac. Il ne se pressa pas, mettant entre parenthèses l’ordre de remonter à Bruxelles rapidement. Quelque chose le perturbait chez cette jolie Marocaine. Il avait à son encontre comme un goût de déjà-vu. Peut-être était-elle célèbre ? 

Sofia se hâtait. L’aide du médecin était providentielle. Comment aurait-elle pu savoir qu’il était le bras armé de celui qui avait ordonné la mort d’Ari et de celle de Claude ? Il décida de l’attendre sur le trottoir.  

***

À l’autre bout de la France, Ari alluma une bougie et la déposa sur la table basse du salon. Il avait consigné un tas de choses dans son carnet. Le fait de coucher sur papier la situation l’avait déchargé du poids de l’incertitude, de la peur de l’inconnu.  

Il avait au préalable tracé un tableau en trois colonnes. Une pour les faits avérés. Une autre pour les suppositions plausibles. Une dernière pour les incertitudes totales. Il y reporta en premier lieu le contenu de son inventaire.  

Ensuite, il avait fait le récit précis des événements. Juan était le dénominateur commun à beaucoup de choses. Tout avait changé le jour où cet étrange Américain avait croisé son chemin. 

En relisant ce qu’il avait noté, il fut soudain pris d’une sorte de vertige. S’il avait voulu écrire un roman, il ne s’y serait pas pris autrement. Juan avait dû tout prévoir, même ce qui n’était pas encore arrivé.  

Au moins, Ari savait où il en était. Il y avait de quoi se plaindre, bien sûr. Mais Ari, même s’il était plutôt taciturne et pessimiste de nature, pouvait aussi se convaincre que la situation avait en elle du positif.  

Ainsi, trouva-t-il que sa situation actuelle était confortable dans son inconfort. Cela aurait pu être pire. Combien de clodos, de types errants et de gars n’ayant pour unique domicile que leur vieille Clio étaient enfermés en dehors de la société désormais confinée ? Combien d’inconscients se baladaient-ils avec une charge de BTA12 dans les entrailles ? 

Lui, il était officiellement mort, d’accord ! Mais, Claude cavalait avec des tueurs aux trousses, sans doute ces mêmes tueurs cherchaient-ils Sofia ! À moins que…

Il comptait sur le fait qu’elle était tombée sur le petit mot dans la boîte aux lettres, qu’elle avait eu la certitude qu’il était en vie et l’intelligence de suivre son conseil : fuir dans sa famille, de l’autre côté de la Méditerranée. Après tout, avoir comme cousin l’étoile montante de Services secrets marocains, ce n’était pas rien, ça comptait même. 

Quant à son petit confort personnel, ce dernier était assuré par quelques vivres, un toit, la chaleur d’un feu et un silence à toute épreuve.  

***

Steven patientait en mastiquant sur le trottoir la fin d’un gâteau sec, le paquet ouvert à la main. La file ne diminuait pas. La plupart des gens qui la composaient le regardaient avec une forme d’admiration. Aucune exception. Tout le monde semblait l’aimer. Il ne sut jamais pourquoi la jolie brune qu’était Sofia fit machine arrière au dernier moment. Pourtant, dans ses yeux, il avait décelé la volonté de venir lui parler. C’était tant pis. Elle était passée à côté de lui, les yeux plongés sur l’écran de son téléphone portable. Fin de l’histoire inachevée. Steven, armé de ses provisions, monta en voiture et prit la direction de l’autoroute vers le nord. Au revoir Béziers. 

Ses chaussures ! Voilà ce qui avait, au tout dernier moment, convaincu Sofia qu’aborder le médecin était une très mauvaise idée. Cela n’avait tenu à rien. Un souvenir du Liban l’avait rattrapée. Un médecin, lui aussi. En fait un militaire déguisé en médecin. Les soldats sont toujours trahis par les précautions qu’ils prennent, comme celle d’enfiler des chaussures montantes aux semelles insonores.  

Soudain, elle paniqua et prit la mesure du danger environnant. Un frisson lui parcourut le corps. Ses sens en alerte, elle prit plusieurs routes différentes pour rentrer chez elle. Elle bifurqua, fit volte-face, tournoya, louvoya, traversa un jardinet, sauta le muret abîmé de l’école élémentaire, se cacha derrière quelques containers à poubelles, coupa son téléphone – on ne sait jamais —, et finit par se lover entre deux voitures, juste devant chez elle.

Au bout de cinq minutes d’immobilité totale et de souffle contrôlé, elle partit à l’assaut des derniers mètres. Tout était calme. Tout le monde était chez soi à l’heure du journal de vingt heures, devenu la grande messe du BTA12 : on ordonnait, on ânonnait, on fustigeait, on priait et l’on conseillait de le faire aussi, encore et encore. 

Devant la boîte aux lettres, elle marqua l’arrêt, indécise. Que pouvait-il encore y avoir comme autre nouvelle que celles de cette journée déjà bien riche en émotions ? 

***

À l’aide de son doigt, Ari avait récuré la conserve de verre. Il ne restait rien du pâté en croûte. Pas une miette. Dommage qu’il n’eut pas le temps de se cuire un pain. Il se promit que ce serait pour le lendemain.  

Assis dans le vieux canapé en cuir vert foncé martelé de boutons en laiton sur les coutures, il savourait un vieil armagnac déniché dans la réserve. Le brandevin tapait bien plus haut que les quarante degrés réglementaires. La bouteille, de chez Rémy Martin, n’attendait qu’une chose : qu’Ari se serve à nouveau. Lui aussi.

Petit à petit, la pression descendait, même s’il restait vigilant. Un dilemme technologique se posa à lui. Il avait ouvert l’emballage de la tablette. La configurer ? C’était une possibilité. Cependant, il préféra chipoter le potentiomètre de la vieille radio, son seul lien avec l’extérieur. À l’ancienne, il tourna le bouton à droite, puis à gauche, à plusieurs reprises ; revenant sur une fréquence, calibrant au millimètre pour que le son soit le plus clair possible. Finalement, il se cala sur France Inter, la plus audible. Le journal radiophonique de vingt heures s’achevait sur les informations internationales. On peignait là des tableaux apocalyptiques, on cataloguait les pays les plus touchés en fonction du nombre de morts, on prophétisait déjà de la crise économique à venir. Le présentateur annonça le débat à suivre, après la page de publicité. Le nouveau président du Rassemblement National était l’invité des quinze prochaines minutes.

Ari retrouvait le goût étrange de cette relation entre l’auditeur de radio « en direct » et les émissions qu’il fallait saisir sur le vif. Impossible pour lui d’enregistrer le moindre son, de rembobiner l’information. Sans technologie, pas de podcast ni de différé à discrétion ou encore de contenu à la demande. Il décida d’être attentif à ce qu’allait dire « l’autre taré de facho ».

En marge des publicités, le message répétitif du Ministère de la Santé concernant les mesures à prendre pour se protéger du BTA12 était clair : pas de contact physique avec d’autres êtres humains que ceux du foyer, une distance sociale de deux mètres, un lavage régulier des mains en six phases et durant une minute. Les précautions d’usage, en matière d’utilisation de mouchoirs et du creux du coude pour éviter de projeter le virus dans l’air lors d’un éternuement ou d’une toux, suivirent. Enfin, le débat commença. 

Ari n’ayant rien d’autre à faire que de siphonner l’armagnac, il s’enfonça dans le fauteuil, une vieille couverture sur les jambes, les pieds sur la table et la cigarette dans le cendrier monté sur pieds. Il était prêt à ne rien faire d’autre que d’écouter.     

***

– FIN DE L’EPISODE 4 –

Vous retrouverez le prochain épisode (5) le 22 avril sur notre site.