Episode trois

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La Galerie – Episode 3LES RÉFLEXES ENDÉMIQUES 

Sixième jour du pic épidémique

Ari s’obligea à relire plusieurs fois l’article. Assis dans son véhicule, il épela chaque syllabe de la chronique : « BTA12. Une première victime d’une forme agressive du virus. Ce matin, nous avons appris le décès de Guillaume Sargues à l’hôpital de Roubaix.  Guillaume était une figure locale de la vie associative. Ces dernières années, il avait consacré toute son énergie et sa fortune à combattre les opposants aux flux migratoires.  Son ONG, Caritas Catholica, présente en Méditerranée et dans les alcôves européennes, est maintenant orpheline. »

Les autres journaux disaient à peu près la même chose. Tout, absolument tout matchait avec ce qu’Ari avait créé : l’identité, la fonction, l’âge, et même l’appartenance à l’ONG, issue, elle aussi, de son cerveau. Retrouver ses personnages couchés sur le papier dans un roman faisait toujours plaisir à l’écrivain qu’il était, mais les voir se matérialiser dans la presse avec une destinée funeste, c’était pour lui à ne plus rien y comprendre. Le super ordinateur de Juan, contenant le logiciel prédictif, avait-il été piraté ? Ou bien était-il devenu fou au point d’envoyer lui-même des dépêches nécrologiques aux principaux journaux français ? Ari hallucinait.  

Et les journalistes du Figaro ? Pourquoi n’avaient-ils pas vérifié les informations en détail ? Et ceux du Monde, et ceux de Libé ? Derrière son volant, inquiet et à l’arrêt, Ari passa une demi-heure à éplucher les feuilles, pour essayer de repérer un nom, un lieu dont il avait le souvenir intime ou dont il pouvait, avec certitude, revendiquer la paternité. Revendiquer, oui, mais sans pouvoir le prouver. Comme l’avait demandé Juan, jamais Ari n’avait conservé de copie des travaux faits pour lui, même pas les premiers jets ou les notes de référence. Seule sa gigantesque mémoire pouvait témoigner de la fourberie qui s’étalait devant lui.  

Il fallait appeler Juan, et rapidement. Aussi, Ari se rendit à nouveau devant la résidence de Sofia. Comme un peu plus tôt dans la matinée, il sonna. 

Là-haut, dans l’appartement, Sofia plongea son visage dans l’eau du bain pour se cacher, pour ne plus entendre cette satanée sonnerie électronique du parlophone. Le dingue à la porte n’avait qu’à s’exciter, pensa-t-elle ! Il n’était pas là de recevoir une réponse.

Devant la grille, en quittant les lieux, Ari tenta une dernière fois de sonner. Sofia n’était visiblement pas là, sinon, elle lui aurait ouvert après avoir regardé par la fenêtre du balcon. Il avait pourtant besoin d’elle, et pas qu’un peu. Le pas lourd et le dos courbé, il retourna vers la Lexus, y pénétra, trouva un stylo et son carnet de moleskine et y griffonna quelques mots. Peut-être qu’en rentrant, elle ouvrirait la boîte aux lettres ?

***

Les yeux clairs étaient injectés de fatigue. Steven n’avait pas chômé ! Cela se voyait. En deux jours, il était parvenu à résoudre le problème Livuzian. Il avait fait liquider par les deux sicaires attitrés tous les témoins. Tous, enfin presque. Claude Kupfer manquait à l’appel, mais selon les dires des deux nervis, il n’avait pas pu aller bien loin avec une balle dans le dos. 

Steven entra dans la maison de maître qui servait, entre autres, à héberger les activités d’Analytika. Mais en lieu et place d’accéder aux bureaux du deuxième étage de cette apparemment très respectable société, il traversa le premier couloir, longea la cuisine du rez-de-chaussée, sortit par la baie vitrée, parcourra les dalles de ciment de la terrasse surélevée, descendit quatre marches, puis s’engouffra entre quelques châtaigniers sur l’allée rocailleuse. Il se présenta devant la caméra de la maisonnette adossée au mur d’enceinte, cachée dans le fond jardin, une sorte de loge pour personnel de maison.

La gâche déclenchée depuis le bureau à l’étage libéra la porte dans un bruit de cliquetis. Steven pénétra presque solennellement dans ce qui semblait être un cossu cottage à l’ambiance angélique, malgré les tentures tirées. Ici, il y avait des choses à cacher. Il contourna le petit salon à l’anglaise, ouvrit un secrétaire en merisier et y déposa son pistolet automatique après l’avoir séparé de son chargeur, mis le cran de sûreté, et s’être assuré de l’absence de balle dans le canon en tirant un peu la glissière vers le bloc du percuteur. C’était un pro.

Quand il arriva à la moitié de l’escalier en colimaçon, Steven identifia Juan grâce aux chaussures, et en particulier à la taille des pieds qu’elles recouvraient, un honnête 47. Les mains sur la garde de l’escalier, Juan se fendit d’un demi-sourire. Il précéda Steven et se dirigea vers l’imposant bureau en bois brut.

La pièce était sobre. À peine un tableau représentant une sorte de déesse dévalant le champ d’honneur, un large bureau contemporain, deux armoires austères recouvertes d’une patine sombre et verte, le tout légèrement éclairé par un immense luminaire sur pied, en inox.  

  • Alors ? demanda Juan avec autorité, tout en invitant Steven à s’asseoir.
  • Alors ! Bah ! Pas de nouvelles de Kupfer, les flics le cherchent dans les eaux du canal, répondit-il dans un français impeccable. 
  • Et les tueurs ? insista Juan.
  • Ils ont fait le boulot. Les nettoyeurs ont été nettoyés, le Négro aussi, comme tu l’avais demandé.  
  • Et pour la rue du Noyer ? insista Juan.
  • Tout est réglé, là aussi. Les flics en sont à l’autopsie du corps. Les deux étages ont brûlé.

Juan le regarda profondément et sortit un porte-documents qu’il tendit à son homme à tout faire. 

  • Voilà la suite ! 

***

Le décès du faux Guillaume Sargues mis à part, les journaux rapportaient l’état de siège dans lequel se trouvaient la France et les autres pays voisins. Les peuples d’Italie, de Belgique et d’Espagne souffraient. Seule l’Allemagne semblait connaître une propagation plus lente. Tout comme l’Europe, le BTA12 ne connaissait ni les frontières ni la couleur de la peau ni les origines ni même encore le milieu social. Bien que pour ce cas précis, tout le monde n’était pas égal devant les soins de santé. 

Non ! Ce qui était étrange, ce qui inquiétait le corps médical, et donc les autorités démunies, c’était la vague impressionnante de contamination dans la population d’un certain âge. Un vrai déferlement. La Grande faucheuse était en avance pour nombre d’entre eux. À partir de soixante ans, on assistait à un Stalingrad sanitaire.

En France, les quotidiens, déjà agressifs en temps normal face au gouvernement vacillant, fustigeaient les décisions prises et les hésitations incompréhensibles. On ne comptait plus les éditos presque pamphlétaires, les haros sur le Premier ministre. On attendait un sauveur, un Moïse issu du corps médical si cela était possible.

Quant à Ari, il était préoccupé. Oh, bien moins par sa découverte matinale et l’absence de Sofia que par la difficulté qu’il allait rencontrer avec les durcissements que l’on annonçait et qui n’étaient pas à prendre à la légère. Seul, dans le sud, hébergé dans une location dont le propriétaire n’allait pas tarder à devoir fermer les volets, le temps du confinement, Ari n’avait pas d’autre choix que de remonter à Bruxelles. Tous les pays demandaient d’ailleurs à ce que leurs ressortissants ou résidents de longue durée fassent mouvement vers le bercail. 

Comme il lui restait quelques jours de location pour la Lexus, et qu’il était inutile de créer un problème supplémentaire, il décida de la déposer devant l’agence la plus proche, à Béziers. Cela l’arrangeait bien, c’était une grande ville. Il est plus facile de déguerpir d’une cité importante que d’un village. 

Ari déposa donc la voiture devant l’enseigne Hertz et jeta les clefs dans la boîte aux lettres de l’agence avec un petit mot d’explication. Il en avait fait de même au gîte, le propriétaire étant absent. Il se retrouva dans la rue avec son bagage à main, un sac de voyage de moyenne taille, et ses inquiétudes. L’heure n’était pourtant pas à la pénitence ou aux lamentations. Il lui fallait se mettre en marche.  

Après quelques kilomètres à pied, dans cette ville où le trafic avait déjà ralenti de plus de moitié, il préféra marcher en direction de la périphérie. Il dut demander, par trois fois, son chemin. Ari ne serait pas Ari s’il avait pensé à préalablement charger son téléphone portable récupéré dans la besace qu’il portait en bandoulière. De toute façon, pensa-t-il, appeler Juan ne servait à rien, autant avoir une discussion avec lui de vive voix.  Alors, téléphone déchargé ou pas, il avança, stratégie de retour en tête.

***

À plus de mille kilomètres de là, Steven pénétra dans le parking indiqué sur la feuille de mission concoctée par Juan. Elle était là, pourvue de plaques diplomatiques européennes, la Peugeot 508 du parlementaire français soudoyé. Noire et « full option », la berline allait permettre à Steven de passer presque inaperçu, et les papiers dans la boîte à gants lui serviraient de sésame devant n’importe quel policier ou gendarme français.  

Le géant démarra la voiture, sortit du parking par la rue de la Loi et fonça vers la petite ceinture vidée de tout trafic. Sa nouvelle mission commençait, et il devait bien se l’avouer, cela le faisait bander. Ce n’était pas la première fois que sa cible rencontrait le courroux de Juan, mais cette fois, elle avait dépassé les limites, et la correction était au programme. Une correction ultime s’il en croyait les termes « expédition punitive » prononcés par Juan quelques heures plus tôt.  

Le soleil se couchait et une fine pluie accompagna Steven jusqu’à la frontière française, qu’il franchit sans mal grâce au macaron siglé RF sur le pare-brise et aux plaques aux lettres bleues sur fond blanc.

***

Ari avait patienté et chiné trois heures avant de trouver le bon véhicule dans la zone industrielle. Sans manger et sans boire, il avait arpenté des allées, s’était arrêté sur des parkings d’entreprises et avait enfin déniché le « spot » idéal : une société de logistique. Il avait attendu, mais pas trop.

Il commençait à faire sombre et le chauffeur du puissant camion en finissait avec la paperasse sur le quai de chargement. « Attendez-moi devant la grille, je vous chargerai juste à la sortie. D’ici là, profil bas », avait entonné plus tôt de son accent marseillais le routier en comptant les sept billets de cent euros reçus d’Ari. 

Pour les quatorze ou quinze prochaines heures, jusqu’en bordure d’Arras, Ari serait en compagnie de celui qui disait s’appeler Rémy, chauffeur de poids lourds, célibataire, sans enfant, ancien légionnaire, assez faraud de son existence tout entière.

Le sexagénaire dégarni était assez « brut de décoffrage », mais il avait le cœur sur la main. Très vite, il offrit à Ari de partager sa nourriture et lui tendit une bière sans alcool tout juste sortie du frigo portatif.

Un peu plus tard, dans la cabine du camion, alors que la nuit s’était installée et que l’autoroute était plongée dans la nuit noire, Rémy annonça basculer en « mode rouge ». Il alluma alors une série de LED sang-de-bœuf à l’intérieur du tracteur, et baissa la luminosité du tableau de bord et des différents instruments. « Et maintenant, fado », lança-t-il, choisissant une playlist qui devait contenir la totalité des titres plaintifs disponibles sur Spotify. Ils en avaient pour quelques heures, le temps de faire connaissance et d’apprendre les silences de l’autre.

À l’approche du premier péage, alors qu’Ari finissait sa deuxième bière, Rémy durcit un peu le ton.

  • À l’arrière, camarade ! On ne va pas se faire gauler au premier checkpoint, dit-il sur un air martial et convaincu.
  • On s’en fiche, j’ai ma carte de presse ! le rassura Ari.
  • Ce sera un bon entraînement, fils ! lui intima le sexagénaire. File dans mes quartiers. Zou.  

Ari obtempéra, plus par jeu que par sujétion. Le routier avait toutefois fait preuve d’une sévérité qui l’avait étonné dès la première mesure.  

Le camion passa le péage par la porte des paiements automatiques. Personne n’était présent sur les quais, pas même l’ombre d’un policier. Pour le reste, la gare était vide de voiture. Seuls quelques camions décéléraient et repartaient à l’assaut de la grande bande d’asphalte.  

Quand le compteur afficha à nouveau la vitesse de croisière, Rémy l’invita à sortir de la couchette. Ce qu’Ari fit rapidement désireux de reprendre une position assise. Il s’installa dans le fauteuil et jeta un coup d’œil au visage du routier en lorgnant l’autoradio.  

  • Tu connais le Portugal ? demanda Rémy.
  •  Non, pas bien ! J’y suis allé une fois, mais en vacances, dans un club, sans visiter. Je devais être fatigué, je crois.
  • Un reporter qui ne visite pas, mais dans quel genre de papelards écris-tu ? 

Ari n’eut ni le courage ni l’envie de lui raconter son parcours. Évoquer Sciences-Po puis son bref passage à Radio France pour bifurquer vers Libeuro et son consortium, « Valeurs de droite », et toutes les analyses qu’il avait faites pour eux ? Très peu pour lui ! Quant à sa carrière d’écrivain, avec l’exemplaire de SAS qui se baladait dans la boîte à gants, Ari voulut éviter tout débat ! Un ange nommé Gérard passa.  

Ce n’était qu’une fois Paris dépassée que l’affaire se corsa. Ari s’inquiéta légèrement en voyant le barrage tenu par une dizaine de gendarmes en treillis militaires.  

***

Steven s’était arrêté quelques fois sur la route. Aux péages bien sûr, aux barrages aussi. Il était passé à chaque fois en montrant les papiers officiels. Son voyage se passait bien.

En revanche, la faim le mettait de mauvaise humeur. Toutes les commodités sur les aires d’autoroute étaient fermées. Les distributeurs extérieurs de boissons chaudes, de soda et de friandises étaient vides. Même le dernier cappuccino-chocolat et la dernière madeleine à l’orange étaient avalés depuis bien longtemps. C’était pour dire. Il était tout juste possible de prendre de l’essence. Steven fit le plein bien après Clermont-Ferrand, sur l’A75 à hauteur de Saint-Flour. Là aussi, la pénurie faisait rage.

Il restait encore à la nuit quelques heures de vie, et il en allait de même pour la cible de Steven.

« Quand même, une femme », dit-il à voix haute dans le véhicule. Ce n’était pas n’importe quelle femme, il l’avait déjà vue à l’œuvre ! Un certain nombre de fois, ses écrits et ses prises de parole avaient perturbé Juan qui était entré dans des colères noires. « Cette salope de… a », avait-il contré un jour, devant témoins, au beau milieu d’un walking diner où le nom de la jeune femme avait été évoqué avec quelque éloge.  

Il n’avait jamais tué une femme ! Enfin, pas qu’il sache. Il lui était arrivé de mitrailler quelques façades en Amérique latine quand il était encore payé par le DoD[1], sous contrat pour la CIA. Dans ces opérations conjointes de mise en difficulté des narcotrafiquants, Steven avait eu parfois la main lourde, civils inclus.  

Mais abattre une femme de sang-froid, les yeux dans les yeux, souffle contre souffle, était une première pour lui. Juan l’avait prévenu dès son arrivée en Europe, un jour le ton allait se durcir et il allait devoir servir la cause avec un dévouement total. Il était prêt, il en était certain.

***

Le puissant Scania conduit par Rémy était le second dans la file. Derrière, une longue litanie de bahuts attendait que les fouilles fussent terminées. Les gendarmes étaient méticuleux. Leurs ordres devaient être précis et sévères à en croire la manière dont ils se comportaient. Chaque camion était fouillé de fond en comble, cabine comprise. Dans les deux sens de circulation, c’était la même méthode : une équipe de trois mandayes s’exécutait sous les yeux de deux gradés, le reste de la troupe circulait sur le barrage, le talkiewalkie à la main et le Famas à l’épaule.  

Rémy toussa, monta un peu le son de l’autoradio. Encore du fado ! Il se cacha la bouche de sa main après avoir jeté sa cigarette dans une canette de soda. Il ne servait à rien de faire du zèle anti-écolo avec un escadron à quelques mètres de lui. Il se tourna un peu vers la couchette.

  • T’en fais pas, j’ai un laissez-passer comme personne.
  • J’aurais dû rester devant. Je ne me cache pas, je suis un journaliste français qui réside en Belgique et qui rentre chez lui. C’est tout ! lança à demi-voix Ari.
  • Écoute, un mec qui me file sept billets de cent balles pour traverser le pays, bah moi je crois qu’il a des trucs à se reprocher.
  • Pfff. Rémy, tu fantasmes, t’es plus au Tchad ! Fini la guerre.
  • C’est jamais fini la guerre, mon petit vieux. Tiens, je te passe discrètement ton téléphone, il doit être chargé maintenant, dit-il en tendant la main vers l’arrière comme pour chercher quelque chose.

Ari prit le téléphone chargé, mais éteint. Il hésita un moment, et prit la décision de l’allumer quand le camion s’ébranla. Il n’était peut-être pas encore temps pour cela. Surtout qu’en trois jours, s’il comptait bien, les annonces et messages allaient crépiter.  

Rémy lui annonça, discrètement, que leur tour venait. À l’arrière, caché sous la couchette, Ari tendit l’oreille et ne perdit presque aucune miette d’une scène qui resterait anthologique.  

Après les formalités d’usage : bonjour Gendarmerie nationale. Nom, prénom ! Papiers ! Destination ? Type de marchandise ? Rien à déclarer ? Sûr ? Certain ? On va vérifier quand même ! 

Un bref échange, plus étouffé, surprit Ari qui n’y comprit rien. Seul un vif et fort « c’est en ordre, allez-y et bon voyage » lui parvint, et le camion repartit. D’abord lentement dans le rond-point, puis ensuite il prit de la vitesse.  

  • Amène-toi ! dit Rémy.
  • Merci, mais comment tu as fait ? C’est quoi ton laissez-passer ? lui demanda Ari rejoignant l’avant de la cabine en se contorsionnant à la manière d’un artiste de cirque.
  • Tu ne pourrais pas comprendre ! Zou, plus de question, dans un peu plus de deux cents kilomètres, je te lâche comme prévu.

Rémy ne pipa presque plus un mot. Tout en souriant, il recouvrit la manche de son bras droit en tapotant sur l’avant-bras comme s’il caressait une pouliche. Ari ne percuta pas, et ne comprit pas ce qui venait de se produire. C’était pourtant la solidarité qui avait opéré. Lorsque le jeune gendarme s’était approché de la cabine, Rémy avait ouvert la portière en remontant sa manche.  

Immédiatement, le gendarme avait reconnu le symbole des parachutistes ! Il le portait en métal sur son uniforme, sur le sein droit. En sus, le bras de Rémy arborait la mention « Legio Patria Nostra ». Et comme il n’existe pas plus patriote qu’un légionnaire arrivé en France pour servir la patrie, le gendarme fut pris d’une compassion nationale. Personne ne résiste à ce que dégage un légionnaire.

Rémy augmenta encore le son de l’autoradio, Mariza chantait Loucora, un morceau phare qui lui rappelait tant son pays et les Açores. Nostalgique, il se tut complètement cette fois. Ari s’endormit sans même penser que quelques minutes plus tôt il s’était promis d’allumer son portable. 

***

Steven longea le front de mer, puis remonta vers les terres, laissant la Méditerranée derrière lui. Voir la mer. Avant toute chose ! Il avait décidé de perdre un peu de temps pour voir la grande bleue. Après quelques kilomètres, il entra dans le petit quartier calme. Il croisa quelques camionnettes de livraison, un boulanger itinérant et deux ou trois ambulances. Majoritairement, les rues étaient vides, il n’aimait pas trop ça. Il pensait depuis toujours que la foule permettait de s’y fondre alors que le désert rendait les choses beaucoup plus visibles, surtout les assassinats.

Steven gara la berline dans une rue adjacente à l’impasse dans laquelle habitait sa cible. En bon tacticien, il positionna la voiture dans le sens du départ et en sortit. Il ouvrit le coffre, enfila la tenue de médecin, avec gants et masque. Pour une fois qu’il pouvait avancer à visage couvert, il n’allait pas s’en priver. Il saisit la mallette à l’allure médicale et marcha jusqu’à la résidence. Sans grande surprise, la voiture de la cible était garée sur son emplacement attitré. Il passa la main sur le capot, ce dernier était de la même température que les autres véhicules voisins. Froid, lui aussi.  

Il vérifia parmi les noms sur les sonnettes et les boîtes aux lettres. Tout se déroulait comme prévu. Les données et images contenues dans le dossier fourni par Juan étaient fraîches. Sans doute, devait-il avoir un agent sur place ! Il avait aussi pensé à tout, deux préservatifs complétaient l’ordre de mise à mort. Simuler un viol même post-mortem était une option intéressante pour entraver l’enquête. Tout le reste avait été brûlé sur une aire de repos, plus tôt.  

À l’aide d’une carte magnétique universelle, Steven neutralisa la porte d’entrée et s’engagea, par l’escalier jusqu’au troisième étage. Sans bruit.

Sur le palier, il plaqua l’oreille contre la porte de gauche et posa un post-it maculé sur l’œilleton. Il se tourna vers la porte de droite, écouta à travers celle-ci. Un léger bruit, comme un murmure l’inquiéta un peu, mais il était là pour agir. Il entreprit d’ouvrir la porte avec délicatesse à l’aide de son matériel d’ouverture fine.

***

« Bonjour. Radio France, c’est l’heure des informations matinales. En direct de Béziers, nous retrouvons Sofia Lakoubi. Alors Sofia, la nuit dans les faubourgs de Béziers a été plutôt calme, non ? »

« Bonjour, Bertrand, bonjour, chers auditeurs. Oui, en effet, les émeutes, qui étaient à craindre après les mesures de confinement drastiques imposées par un gouvernement débordé, n’ont pas eu lieu, ici. Après que la Mairie ait demandé aux populations des quartiers de se conformer à l’ordre républicain, les réseaux sociaux ont relayé quelques invitations pour une “lockdown party” géante près des Arènes ! Mais c’était sans compter les milieux associatifs et religieux qui ont appelé au calme. » 

« Appels qui semblent avoir été entendus sur presque tous les territoires, sauf dans le Nord, c’est ça ? » questionna le présentateur. 

« C’est bien ça. À Béziers et dans toute la région étendue, d’est en ouest de la zone méditerranéenne, il n’y a eu aucune échauffourée ».

Ari se réveilla dans le camion avec la douce voix de Sofia à la radio. Il songea qu’il l’avait loupée parce qu’elle était en reportage, il fut rassuré. L’interview continuait quand il vit que le bahut était arrêté dans le parking d’une entreprise et qu’il était seul dans la cabine. Sur le quai de déchargement, il vit Rémy lui tendre un pouce, un gobelet de café à la main, il répondit d’un signe de la main, tout en écoutant Sofia.

« Merci, Sofia, d’avoir répondu à cette question dans le contexte difficile de la perte d’un être cher. »  

Ari faillit s’étouffer en allumant une cigarette ! Il saisit son téléphone, mais Rémy entra dans la cabine.

  • Tiens, c’est pour toi, mon vieux. J’ai dégoté ça auprès d’un manutentionnaire ! dit-il en lui offrant la tasse de café chaud.
  • Un ancien légionnaire, lui aussi ? demanda Ari.
  • Comment le sais-tu ? 

Le moment des adieux était venu. Ari lui fit un large sourire, Rémy lui fit un clin d’œil.

  • J’ai un dernier service à te demander ! 
  • Vas-y !  
  • Tu penses que ton pote manutentionnaire aurait un ordinateur derrière lequel je pourrais m’installer quelques instants ?
  • Je vais voir ce que je peux faire.

***

Sofia raccrocha le téléphone après le duplex. Elle quitta la pièce qui lui servait de bureau. Un SMS de Bertrand s’afficha sur son écran : « Tu sais où me trouver si tu as besoin de moi. »

Bertrand était un gars bien. Elle le voyait comme ça. À sa manière il avait rendu un hommage à celui qu’elle venait de perdre. Bertrand était amoureux d’elle depuis longtemps. Déjà sur les bancs de Sciences-Po, quand elle se séparait d’Ari, il la courtisait de loin. Quand Ari revenait, il s’effaçait. La vie avait ensuite fait son œuvre, et bien que marié, avec deux enfants, il lui avait avoué qu’il ne pouvait s’empêcher de penser à elle. Sofia avait salué la franchise et avait reconnu la difficulté qui devait être la sienne. Depuis, comme tout était dit, ils avaient développé une certaine complicité sans équivoque. Si un jour il était libre, il demanderait à l’épouser.  

Rien qu’à l’idée de penser à cela, Sofia eut un sourire, ce qui n’était pas une mince affaire depuis ces quatre maudits derniers jours. Elle retourna se coucher. En passant devant la porte d’entrée, elle entendit un léger bruit dans le couloir ou sur le palier. Elle regarda à travers l’œilleton, tout était calme à part un message scotché sur la porte d’en face dont elle ne parvenait pas à déchiffrer le contenu.

***

Dans le petit cagibi, une cigarette à tabac brun brûlait encore dans un cendrier siglé Pelforth. Ce petit bureau était un véritable catalogue, une ode à la fonction de dockers ou de responsable de quai. Il y avait là des bordereaux de chargement, des papiers pliés, des carbones, des notes prises sur des morceaux de carton, un faux calendrier Pirelli, une photo de Clara Morgane en petite tenue, quelques vieux stylos et un ou deux tracts de FO[2]. L’odeur était âcre et une pellicule de crasse recouvrait les lamelles du store et le clavier sur lequel Ari tapait. Après quelques minutes de recherche, pas plus de trois, il repoussa le bureau, plaqua son dos sur le dossier de la chaise à roulettes et porta les mains sur le haut de la tête, tout en regardant, hagard, l’écran. Il se retourna vers le couloir, les yeux appelant à l’aide. Rémy et son frère d’armes discutaient toujours.   

Il imprima une dizaine de pages, en vitesse. Ne sachant quoi faire en attendant que les feuilles sortent, il alluma une cigarette sans filtre déposée sur le bureau et alla rejoindre le duo de héros.

  • Vous avez ce qu’il vous faut ? demanda le préposé aux registres des entrées et sorties.
  • Je crois que oui, répondit Ari dont la lividité commençait à se voir. Merci.

Avant de prendre congé, Ari s’empara des feuilles sur la vieille imprimante jaunie. Il quitta le quai pour rejoindre le camion. Rémy le suivait de près. En attrapant son sac de voyage à l’arrière, dans la couchette, Ari inspecta du regard ce drôle d’endroit où il avait vécu durant les dernières heures. Rémy s’avança vers lui et lui tendit la main.

  • C’est ici que nos routes se séparent ! Le coton est chargé. Je file vers la Bretagne.  
  • C’est vraiment pas la route pour aller en Belgique, ça !

Rémy lui tendit une carte de visite noire et or, de très mauvais goût, décorée avec un aigle et des flammes.  

  • T’as mon numéro, maintenant. Si t’as besoin de quelque chose, t’hésites pas ! dit-il en tenant encore la carte.
  • Oh, tu sais, le mien, je ne le connais pas, mais dès que je le rallume, je t’envoie un message, comme ça tu l’auras. Promis.
  • Toi et ton putain de téléphone, c’est pas l’amour fou, hein ?
  • Pfff. Ce truc trace tout ce qu’on fait. Alors… 
  • Je t’avais dit que t’étais louche comme mec. Allez, j’attends ton SMS. Fiche le camp.
  • Bonne route, Rémy.
  • Ça marche. Bonne route, mon vieux.

Ainsi Ari quitta le parking à pied, à la recherche d’un nouveau moyen de transport, si possible jusque Bruxelles. Quand il fut seul, dans le froid du milieu de matinée, Ari s’assit sur le muret d’une entreprise de location de matériel de travaux publics. Elle était à l’arrêt, comme presque toutes les sociétés du zoning.   

Il remonta son col, s’empara d’une nouvelle cigarette, cette fois-ci une des siennes, et lut l’article en détail. Le titre indiquait « Le Boulevard des Nimbes en deuil » ; il reprenait le texte suivant :

« Bruxelles. L’épidémie fait rage et emporte avec elle des gens de toutes conditions, des soignants, beaucoup de personnes âgées, et quelques inconscients qui bravent les interdits du confinement. Mais tout n’est pas à mettre sur le dos du BTA12. Nous apprenons le décès de l’auteur du “Boulevard des Nimbes”. Romancier au succès unique, Aristote Livuzian est décédé dans l’explosion et l’incendie de son appartement de la rue du Noyer, où deux étages, dont le sien, ont été soufflés. La piste criminelle est envisagée puisque le Parquet vient de faire paraître un avis de recherche à l’encontre de Claude Kupfer, accessoirement agent de Livuzian, mais surtout connu pour avoir conduit, sous influence d’alcool et de stupéfiants, la voiture qui a coûté la vie à Géraldine Dulac, étoile montante du cinéma français (…) Dans l’appartement de Kupfer, le corps d’une call-girl a été découvert. La victime aurait été tuée à l’aide d’un objet contondant. Le Parquet se refuse, pour le moment, à rapprocher officiellement les deux affaires. »   

Ari replia la feuille en quatre et déplia la seconde. Sur le site de la Police fédérale, était publié un avis de recherche avec une photo de Claude. Pas la plus belle, d’ailleurs. Un numéro gratuit en lettres rouges barrait tout le document. Ari prit son téléphone en main et hésita. Finalement, il enleva la carte SIM du téléphone et le cassa en morceaux contre la bordure du trottoir. Il enfourna ensuite les résidus dans un égout non loin de là. Toute sa vie partait dans une direction étrange ! Le décès de son personnage, Guillaume Sargues, était ce qui acheva de le convaincre que plus rien ne serait jamais comme avant. 

***

Dans le bureau, à l’étage de la petite maison dans le parc, Juan, confortablement installé, contempla les premiers commentaires sur les réseaux sociaux. Un vent soufflait sur les braises. Le décès de Guillaume Sargues gorgeait déjà les complotistes de la première heure. Certains évoquaient un virus préalablement conçu pour détruire l’Occident. D’autres avaient posé la question d’une portabilité « neutre » et « saine » par les migrants ayant d’autres gènes que l’Européen type. La fermeture des frontières était saluée par de nombreux relais d’informations. Tout cela allait dans la bonne direction. En tout cas dans la direction choisie par Juan et les maîtres qu’il servait.

C’était de bon augure. La phase d’ascension de son virus informationnel, nommé LAND, était amorcée. Encore quelques profils balancés dans les médias, et la mayonnaise prendrait. La redoutable Paula Lebrun avait raison. « Il faut emblaver avec parcimonie sous peine de voir la trainée se répandre vite, mais sans aucun avenir durable », était-il noté dans le travail d’analyse qu’elle avait remis au BNU[3]. « La fausse information doit être délayée comme l’huile dans la moutarde si l’on veut obtenir une mayonnaise de qualité », lut-il encore. Cette phrase, il l’avait surlignée plusieurs fois. Cette peste avait du talent et des compétences. 

Il se connecta alors à l’unité centrale hébergée en Italie. Il composa son mot de passe complexe et visualisa le tableau de bord de l’outil. Juan sélectionna avec nervosité quelques critères de recherche. Le logiciel lui proposa plusieurs avatars. Il y en avait quinze. Il réduisit la recherche en cliquant sur le bouton « profils invérifiables », il en restait deux. Dont Jacques Durand, ancien militaire, en retraite sur l’île de Lesbos. 

Juan édita son profil, glissa le dossier vers la fenêtre « opérations en cours » et prépara la nécrologie. Dans la case détails en rapport avec l’opération, il nota : « a hébergé deux jeunes migrantes. »  Le passé de condamné pour mœurs était un véritable atout, le fait qu’il soit le neveu d’un élu socialiste mort depuis longtemps, aussi. Il relut une dernière fois toute la fiche ainsi que les options et les meilleurs scénarios proposés par le logiciel. Il était prêt à envoyer une deuxième salve. Il cliqua.

***

Il était peut-être resté deux ou trois heures, adossé au muret. Peut-être plus ! Les yeux dans le vide, il était pris d’une tétanie aiguë, difficilement surmontable. Le froid était de la partie, ce qui, bien sûr, n’arrangeait rien. Les autres feuilles imprimées qu’il avait feuilletées ne démentaient pas ce qu’il avait vu ailleurs. Pour tout le monde, Aristote Livuzian était mort, et sans doute de la main de son agent. « Qu’est-ce qu’ils peuvent savoir de tout ça ? » ahanait-il entre deux expirations qui se transformaient en volutes au contact de l’air.  

Dans la zone industrielle, depuis midi, plus aucun signe de vie. Il y avait bien eu deux ou trois bruits lointains de camion, de moteurs. Treize heures arrivaient et il n’avait toujours pas de solution pour rejoindre la frontière, encore moins Bruxelles. Que pouvait-il faire ? Rentrer chez lui ? Tout avait brûlé ! Aller chez les flics ? Pour dire quoi ? Innocenter Claude, disparu ? Et le faux profil, et Caritas Catholica ? Et Sofia ? 

Et Sofia, merde ? Il percuta à l’instant. Il fit le rapprochement entre l’allusion faite par Bertrand sur l’être cher qu’elle avait perdu. Tout en se mélangeant dans sa tête, les événements formaient un tableau encore flou. Son intuition tournait à plein régime. Il transpirait, ne savait ni par quoi ni par où commencer. Que fallait-il faire ?   Maintenant qu’il avait détruit son téléphone, il n’était plus possible de prévenir, de rassurer, Sofia. 

On avait essayé de le tuer, et ce n’était pas Claude, il en était certain. Il marcha, faisant quelques allers-retours devant la grille de l’entreprise déserte. Il s’arrêta ensuite, violemment, désolé et affecté. Son invité Airbnb était devenu son corps, mort, calciné. Le pauvre. Cela signifiait aussi que les tueurs, s’il s’avérait que cette piste fût exacte, croyaient eux aussi qu’il était mort. Et cette fille, chez Claude, morte ? Tout cela avait un sens, mais il ne savait pas encore lequel.  

« Je dois me calmer, marcher calmement, ne pas me braquer, ne pas paniquer, réfléchir… réfléchir en marchant ». Ari attrapa son sac de voyage et le fit voler jusqu’à l’épaule gauche, il alluma une cigarette et prit le chemin de la sortie de la zone industrielle en relevant le col de sa veste. 

Faire le point en marchant ! Il utilisait cette technique depuis Sciences-Po. La veille de préparation de débats ou de travaux dirigés où son éloquence était sollicitée, il avait pris l’habitude de sortir, même en pleine nuit, et de marcher, marcher et encore marcher, vers n’importe quoi, n’importe qui.   

Une heure plus tard, sur une route nationale déserte, alors qu’un village était en vue à quelques kilomètres, Ari avait au moins gagné une certitude : Sofia était en danger, elle aussi. Les tueurs croyaient l’avoir eu, eux. Peut-être étaient-ils à la recherche de Claude ! Quant à Sofia, elle était une témoin gênante, proche de lui. Sur une autre question, il hésita. Juan était-il mêlé à tout cela ?  

La cavale qu’il s’était organisée quelques jours plus tôt se transformait en une véritable fuite vers la vérité. Pris entre deux feux, entre Bruxelles et Béziers, il lui fallait choisir. Tout ça dans une Europe qui se confinait de plus en plus, dans un climat où la délation, la bravade et la désobéissance allaient devenir monnaie courante, voire une nouvelle discipline sportive.  

Il espéra que pour Sofia, il n’était pas trop tard. 

***

– FIN DE L’EPISODE 3 –

Vous retrouverez le prochain épisode (4) le 15 avril sur notre site.


[1] United States Department of Defense, le département américain de la défense, l’équivalent du Ministère de la Défense (France).  

[2] Force Ouvrière, syndicat français.

[3] Voir épisode deux.