Episode un

Présenté par les Editions de l’Aspic

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La Galerie – Premier épisode

Pic épidémique, premier jour

Ari se gara, non sans difficulté, aux alentours de la Gare du Nord à Bruxelles. Durant de longues minutes, il avait tourné à de nombreuses reprises entre les grandes tours de verre sur lesquelles une pluie grasse s’abattait. Finalement, dans une rue adjacente de l’entrée principale de la station, un petit emplacement s’était libéré. Le stationnement y était interdit, mais en ces temps de crises. Qui allait lui mettre une prune ? La police ? Certainement pas dans ce coin de Bruxelles où ils avaient mieux à faire avec ces incessants flots de réfugiés et cette satanée vague virale.

Sa voiture méritait un bon coup de Karcher, un nettoyage intérieur n’était pas du luxe non plus. Un paquet vide de cigarettes tomba de la portière, ainsi que deux ou trois tickets de parking usagés. Il ramassa le tout et chercha  une borne du regard. Il était un peu moins de dix-neuf heures, la rue se vidait d’âmes humaines pour laisser la place à quelques fantômes. Il laissa définitivement tomber l’idée de payer. « De toute manière, je n’en ai que pour dix minutes », pensa-t-il.  

Sur le trottoir, devant une brasserie, quelques fumeurs discutaient de la pluie et du beau temps qui n’était pas au programme. Lorsqu’Ari passa à côté d’un duo de piliers de comptoir, il tendit l’oreille et ralentit le pas. Il était question de l’allocution imminente de la Première ministre au sujet des nouvelles mesures de sécurité prises pour éviter la propagation incontrôlée du nouveau virus BTA12. « Elle parlera à dix-neuf heures pile », affirma l’un d’entre eux en recrachant la fumée en direction de son collègue. 

Ari hâta le pas vers la gare. Avec un peu de chance, il serait de retour à l’heure dans la voiture pour écouter ce que la chancellerie allait encore débiter comme poudre politique. La pluie se fit plus perçante quand il arriva à quelques mètres de l’entrée, encore parée des attributs des fêtes de fin d’année.

Étonnamment, le hall était relativement bondé ! Il s’assura de l’heure et chercha Juan du regard. Il y avait des noirs, des blancs, des jaunes, des Flamands, des francophones. On entendait parler espagnol, catalan même, et tout ce beau monde avait les yeux rivés sur les immenses panneaux d’affichage où s’étalaient les heures de départ, les numéros de voies et les destinations. À quelques mètres d’Ari, un groupe d’une dizaine de policiers discutait tout en balayant furtivement du regard les passagers d’un côté, et de l’autre les dizaines de migrants assis sur les bancs en acier.  

Toujours pas de Juan à l’horizon. Il toucha la clef USB dans la poche de son pantalon. Elle était toujours là. Heureusement, car non seulement elle valait son pesant d’or, mais en plus, comme cela avait été convenu, il n’avait aucune copie des données qu’elle contenait. La dernière livraison devait avoir lieu, celle qui libérerait le solde de la transaction. Personne ne fait l’impasse sur cent mille euros.

Le téléphone d’Ari sonna.  

  • Hello, mon buddy Ari. Je constate que tu as ton téléphone sur toi, c’est bien !
  • On a rendez-vous, non ? Je dois rester joignable !
  • Oui. Oui. Moi je suis coincé dans des embouteillages.
  • OK, je t’attends, lui dit alors Ari.
  • Non, j’ai besoin de la clef rapidement.  
  • On fait comment, donc ? Je te rejoins ? 
  • Non, je t’ai envoyé un collègue. His name is Steven.
  • Mais on avait dit que…
  • Yes. Je sais ce qu’on a dit. Mais vraiment, moi je ne peux pas. Tu auras ton virement ce soir, comme convenu.  
  • Et comment je reconnais ton collègue ?
  • Lui te reconnaîtra. See you soon, buddy. 

Lorsqu’Ari, étonné, constata que la conversation était terminée, une sorte de Viking lui tapota l’épaule, et il crut apercevoir un peu plus loin derrière lui un Noir qui les observait.  

Avec tout ce retard, l’intervention de la Première ministre avait commencé. Quelques voyageurs solitaires regardaient attentivement leur téléphone, les écouteurs sur les oreilles.  D’autres partageaient leur écran, le volume au maximum. C’était le cas des policiers rejoints par une patrouille de trois militaires en treillis, lourdement armés. Sans doute de pauvres gars en manque d’action exotique s’étant vus confier une mission de police locale depuis la dernière vague d’attentats. Presque quatre ans déjà.

À l’arrivée des soldats, quelques clandestins quittèrent le parvis central. La réaction du Viking étonna Ari. Son regard était différent, comme si ce débarquement changeait la donne. Cependant, ce changement fut tellement furtif qu’Ari décida que ce n’était pas si important.  

  • Tu es Ari, c’est bien ça ? demanda le géant blond avec un accent hollandais.
  • C’est ça, répondit Ari.

Vu de face, l’homme était très impressionnant. Un visage anguleux, des yeux d’acier, un front pyramidal, les cheveux en brosse et les mâchoires qui battaient la mesure du pouls. Rien de mieux pour faire plonger le trouillomètre vers les abysses. « Pour cent mille balles », pensa Ari deux fois.

  • Tu as la clef ? demanda Steven en ne quittant pas les forces de l’ordre du regard.
  • Oui. On fait ça ici !
  • Non. On va aux toilettes.
  • Ce n’était pas une question. On fait ça ici ! 
  • Ce n’est pas ce qui est prévu, Ari, dit-il avec dédain. 
  • La clef est dans ma poche, je vais me retourner et te montrer mon écran de téléphone, et tu fais mine de monter le son.  
  • Comme dans un bon film d’espionnage ? demanda le nordique. 
  • C’est ça.  
  • Putain d’artiste. 
  • C’est ça. 

Et Ari lui montra son écran tout en glissant, de la main droite, la clef USB derrière le téléphone. Quand Steven feignit de monter le son, la clef passa entre ses doigts. Le deal était fait.  

Une sorte de râle massif émana de la foule présente dans la gare. Les gens levèrent leurs yeux des écrans, cherchant à capter dans d’autres regards l’attitude à tenir.   

Durant quelques secondes, un ange passa. Et il sembla à Ari que l’homme à la peau noire qui s’avançait vers eux reçut un ordre discret de Steven de stopper sa course. Puis, Steven lui sourit et lui dit au revoir. Encore une fois, Ari pensa qu’il était trop paranoïaque, que le contexte lui imposait de se prendre pour un espion. Après tout, même si Juan était un homme singulier, il n’en paraissait pas moins suspect d’être trop banal.  

Ari passa près des militaires et des policiers aux mines interrogatives et stupéfaites. « Qu’est-ce que cette conne a encore inventé », s’interrogea Ari en regardant la grande horloge du hall des départs.  Il sourit, et quitta la gare.

***

Il sortit du bar dans lequel il s’était enfilé deux Orval devant l’écran géant qui repassait en différé l’intervention ministérielle. Il était plus de vingt heures. Dans la petite ruelle, il avança prudemment. Il avait sur lui, mis à part un paquet de cigarettes, un briquet bon marché et son téléphone éteint. L’enveloppe contenant le liquide était cachée dans la voiture. Il n’avait en tout cas plus la clef. Autrement dit, il était à l’aise si un agresseur survenait, il n’avait rien de dangereux sur lui, et l’argent était en sécurité dans la boîte à outils près du démonte-pneu.   

L’agression ne vint pas. Il y avait bien eu ces regards noirs au long des trois-cents mètres qui le séparaient de sa vieille Saab délavée, mais aucune menace ne s’était matérialisée. Il entra dans sa voiture, alluma la radio. Sur toutes les chaînes, le lockdown, comme disent les Anglais, était annoncé. On mettait une partie du pays en quarantaine ! Son client Airbnb n’allait pas être à la fête : Bruxelles sans les cafés, les brasseries, les musées et les vieux bistrots n’était plus Bruxelles.  

Comme convenu, il déposa la Saab près du square en bas de chez Claude. Il attrapa son sac de voyage dans le coffre ainsi que l’enveloppe. Le taxi n’avait pas une minute de retard. Il y monta en direction de l’aéroport de Zaventem, et ralluma son téléphone pour un bref instant. Il texta à son agent : « La caisse est en bas de chez toi. Tu la déposes demain chez le garagiste. Si les frais dépassent deux mille balles, laisse tomber. Je coupe mon téléphone pour cinq ou six jours. Retour en Belgique dès que j’ai assez de matière. » 

Claude tenta de lui répondre, mais il connaissait Ari depuis si longtemps qu’il savait bien qu’à peine le SMS envoyé, ce dernier s’était déjà empressé de l’éteindre et peut-être même d’en enlever la batterie. Sa paranoïa numérique n’avait aucune limite. Le sexagénaire reposa donc son téléphone et reprit le suivi des débats télévisuels, pendant que son occasionnelle se prélassait dans un bain. Ari semblait avoir pris la bonne décision en partant quelques jours. Il espéra tout de même que son client n’allait pas trop galérer dans les transports.

***

À l’aéroport, la cohue s’était déjà installée. Certains non-Européens se hâtaient de rejoindre leur pays. D’autres arrivaient hébétés dans un pays venant d’annoncer un embargo total. Le compte à rebours avant quarantaine avait commencé, il ne restait que vingt-six heures avant que les mesures les plus strictes n’entrent en vigueur.  

Ari observa attentivement la porte du hall des départs. Le renforcement policier était significatif. Là non plus il ne risquait rien. À part son ordinateur portable neuf, un carnet de notes vierge et quelques fringues, il ne transportait rien d’intéressant ni de suspicieux. À part une forte somme en cash pour laquelle il avait toutefois un reçu bancaire. Ce ne fut donc pas sans une certaine appréhension qu’il croisa la patrouille canine mixte. Par réflexe, il regarda de l’autre côté.  

Ari était indécis, un peu comme tous les gens dans le hall des départs. Finalement, il opta pour sa première idée. Il avait le temps et avait surtout décidé d’entrer dans une longue phase d’observation. Peut-être que Juan lui passerait une commande supplémentaire, en dernière minute. Penser à Juan lui rappela de vérifier sur son téléphone si la somme était bien arrivée, mais il l’avait déjà coupé ! Et pourquoi douter de Juan qui l’avait toujours payé rubis sur l’ongle, pour toutes les commandes ? La vie était belle ! Il lui restait pas mal de trésorerie disponible et surtout dix mille euros en cash. Il hésita à retirer deux mille euros de plus au guichet, puis il renonça sans vraiment savoir pourquoi. Il se dirigea vers le hall des arrivées, un étage plus bas.

Au guichet Hertz, une jolie blonde ouvrait le troisième volet. Les deux autres étaient occupés par des étrangers s’exprimant avec difficulté. Ari sauta sur l’occasion, pour ne pas perdre de temps.  

Après vingt minutes, il ressortit du parking privé de l’aéroport au volant de la  Lexus CT200 beige. Cela changeait de la Saab. Ari avait envie de se faire plaisir. D’ailleurs, il comptait bien s’amuser lors des prochains jours et profiter de la vie tout en travaillant.  

***

La France ayant déjà pris quelques mesures avant la Belgique, le lockdown était décrété depuis près de deux jours, et les mesures principales allaient entrer en application dans les heures qui venaient. Ari accéléra donc durant les derniers kilomètres pour passer la frontière avant minuit. La jeune hôtesse avait un peu tiqué quand Ari avait indiqué comme premier critère de sélection du véhicule qu’il préférait une plaque française. Mais en ces jours fous, la jeune Mélinda s’étonnait de moins en moins des demandes farfelues qui ne trouvaient souvent pas de raisons à ses yeux. La chance avait fait le reste. Ari disposait d’une voiture confortable, rapide et économe pour se rendre dans le sud de la France. Son projet de longue date prenait vie. Il pensa au même instant que son client Airbnb devait avoir atterri à l’aéroport de Bruxelles-Sud, à Charleroi. Sur Skype, le Cubain lui avait fait bonne impression.  

Mais l’heure n’était pas à penser à tout cela, non ! Pour l’instant, il était temps de se relaxer un peu après ces durs mois de labeurs, ce travail intensif et le rythme fou que lui avait imposé Juan et sa commande spéciale à honorer. Maintenant, il manquait de stock. C’était comme ça que l’idée de faire une tour sur la Riviera était venue, comme ça et aussi parce qu’il comptait bien reconquérir Sofia. 

Il finit par trouver le moyen de faire fonctionner l’autoradio et se laissa bercer par la musique de la nuit, en tout cas jusqu’à Clermont-Ferrand où il avait prévu de faire une pause.  

***

Sur l’aire d’autoroute où Juan, Steven et John avaient rendez-vous, la station essence était prise d’assaut par de nombreux automobilistes cherchant à faire des stocks. Le magasin Delhaize attenant à la station Texaco était bondé. Les petits rayons contenant des biens de première nécessité, pourtant hors de prix dans ce genre de magasin d’appoint, étaient vides. Si bien que l’humeur des uns et la moue des autres donnaient à cet incongru point de rendez-vous un air de saloon en plein Far West.  

  • Comment ça, loupé ? demanda Juan.
  • Oui, loupé. Il y avait trop de monde autour de nous !
  • Et après ? Pourquoi ne pas l’avoir attendu près de sa bagnole ?
  • On l’a fait. Mais au bout d’une demi-heure, il n’était toujours pas là.  
  • Et ensuite ? 
  • On a posé un traqueur sur la voiture. Elle est garée, pas trop loin de chez lui. Très près de chez son agent. 
  • Il est chez lui ? Chez son agent ?
  • Non. On avait déjà une autre équipe sur lui. Ils ont vu Ari arriver dans le coin, puis ils l’ont perdu à pied.  
  • Mais allez chez ce putain de Claude, bordel. Et au pas de course.
  • Il n’y est pas que je te dis. Claude est avec une fille à nous qu’il baise. On l’a loupé.
  • Loupé ET perdu ! Ça fait beaucoup.  
  • Oui, je sais.
  • Je te laisse jusqu’à demain matin pour gérer ça. Où est l’autre équipe ? Devant chez lui ?
  • Non. Ils font le tour des bars qu’il fréquente.

Juan pestait. Et il y avait de quoi. Ari dans la nature représentait une menace importante pour la suite de l’opération. Cela faisait plus de deux ans qu’il préparait ça en secret et dans l’attente d’une pandémie. Le timing pour lancer l’opération LAND était parfait. De plus, il avait promis à la plus haute autorité de l’Organisation qu’il serait en mesure de servir leurs desseins nationaux si une aubaine virale apparaissait. La seule demande de cette autorité avait été claire : pas de témoin.

***

Tout au long de la route, Ari n’avait vu que du noir. L’itinéraire qu’il avait emprunté jusque là, pour atteindre le sud du trente-quatrième département français, était sombre, les autoroutes peu éclairées et les stations déjà fermées pour cause de ravitaillement. Seules les pompes automatiques étaient accessibles. Prévoyant, il avait acheté une bouteille d’eau, quatre canettes de Red Bull, deux de cocas et quelques gaufres sucrées à l’aéroport. 

Il s’endormit donc quelques heures en bordure de Clermont-Ferrand, le long d’une nationale, à l’abri en bordure d’une route forestière.  

Quand il se réveilla, il était neuf heures du matin. Prudent, il observa d’abord méticuleusement les alentours. Pas âme qui vive. Ensuite, il déverrouilla uniquement la porte côté conducteur et plongea la clef dans la poche de son jean. Il sortit enfin. L’air était frais, il remonta son col, fit quelques mètres et alluma une cigarette avant d’uriner sur la mousse d’un pin. Méfiant, il se croqua plusieurs fois le cou pour jeter quelques coups d’œil en arrière. La forêt était calme, la route déserte. Et dans le ciel, aucune trace d’avions de ligne.  

Plus jeune, Ari s’était passionné pour les histoires de fin du monde, pour les aventures de survivants après une catastrophe nucléaire, l’arrivée des troupes russo-cubaines ou encore l’expansion d’un virus tueur d’humains. Là, dans cet environnement vide d’humanité, où sa présence se faisait encore sentir par la longue bande de béton qui coupait en deux l’harmonie forestière, Ari se retrouva comme plongé au milieu de ses rêves d’adolescent survivaliste en constatant du caractère angoissant de ce silence. Il fixa le bout incandescent de la cigarette pendant quelques instants. Il finit par cracher sur ce dernier pour l’humidifier. Ce n’était pas parce que l’Homme allait en prendre pour son grade qu’il fallait prendre le risque de brûler des hectares de bois, quelques-uns de plus.

Après cet intermède écologique, Ari désengagea la Lexus du chemin de terre. La voiture se positionna difficilement en bout de chemin, la boue recouvrant le sol. Après quelques coups d’accélérateur sur la longue chaussée, Ari débarrassa les pneus de l’excédent de terre et fonça en direction du sud. Il restait, par les nationales, un peu plus de quatre-cents kilomètres à parcourir.  

À la radio, on annonçait de nouvelles mesures. Le confinement intégral était envisagé selon « certaines sources autorisées », comme disait la formule. Les gens commençaient à avoir peur. Dans les villages qu’Ari traversait, toujours en respectant les limitations de vitesse, la vie se faisait rare, comme si elle entrait chez les gens pour se terrer, comme eux. Il y avait bien quelques irréductibles et quelques camions gavés de marchandises qui serpentaient sur les voies de plus en plus sinueuses.  

Les rares routiers ayant survécu aux différents exodes ruraux étaient fermés. Peu nombreux étaient ceux d’entre eux pour qui la fermeture ne serait pas définitive. Idem pour les petits magasins dans les villages de campagne. En revanche, dans les zones commerciales, en bordure de villes ou d’agglomérations moyennes, les grandes surfaces ouvraient et le tri se mettait en place. Les voitures du département se terminant par un chiffre impair pouvaient se ravitailler, c’était leur jour.   

Après presque six heures d’une route ponctuée d’interrogations, d’arrêts pour satisfaire sa curiosité et pour prendre quelques notes, Ari arriva enfin à Vieussan. La maison était telle que sur la photo du site Internet. Encaissé à flanc de colline et en bord de rivière, le mas était typique de cette partie de l’Hérault : en pierres de taille, des plafonds bas et des armatures en bois.   Il songea à son alter ego Airbnb qui avait déjà passé la nuit chez lui, à Bruxelles.

Le tour du propriétaire fut vite fait, et ce dernier, poli et commerçant, offrit un rapide café à Ari. Un peu gêné, il demanda à prendre la température de son hôte. Ari accepta et le rassura sur le fait qu’il était bien trop solitaire pour être infecté. Il tut l’épisode de la gare et du café bruxellois, mais pour le reste il n’avait pas menti, car pour satisfaire Juan et tenir les délais imposés par sa commande, il était quasiment resté enfermé durant les quatre derniers mois. Ni voyage en Chine ni périple au Vietnam ! Il avait même fait l’impasse sur le ski durant la période de fêtes. Une première pour lui. 

 C’est vrai qu’il devait avoir l’air d’un gars qui se planque. Son teint diaphane, ses cheveux mal coupés, une barbe naissante par endroits et son regard bleu vide, on ne pouvait pas dire qu’Ari respirait la bonne forme et la santé sociale. Les derniers mois, il les avait passés à boire du thé, à fumer des clopes et à travailler presque jour et nuit. À la fin, il avait fait l’impasse sur les horaires et adopté un rythme étrange. Il commençait à travailler dès qu’il n’était plus fatigué et bossait jusqu’à l’épuisement. Au diable le planning et les listes de tâches. Et puis, il y avait cette tension extrême, celle de devoir travailler sur un seul support sans aucun autre enregistrement que sur la clef cryptée fournie par Juan. Cela n’avait pourtant pas été le cas pour la première livraison. Quand les choses s’étaient accélérées et que Juan avait fait pression, tout avait changé, jusqu’au montant alloué par profil livré.  

Mais pour l’heure, l’important était d’être délivré de tout ça et de pouvoir prendre un peu de recul, même s’il était là pour travailler et pour retrouver Sofia. Ari s’allongea sur le lit, prit l’un de ses vieux carnets et s’y plongea. Il s’endormit habillé.    

Pic épidémique, troisième jour

Dans la première version programmée de son périple, Ari avait prévu de travailler quelques jours avant d’aller sonner chez Sofia. Elle était dans le sud, cela ne faisait aucun doute ; il le lui avait demandé à demi-mot lors de son dernier appel téléphonique une semaine plus tôt. Cependant, comme les mesures de lutte contre le BTA12 se durcissaient de jour en jour, il devait adapter son programme. Le nombre de cas de personnes infectées augmentait sévèrement. Il comprit quand il alluma la télévision dans la chambre que tout espoir de voir des gens était vain, que les lieux qui l’intéressaient seraient clos dans les heures qui venaient et que son voyage se transformait dorénavant en vacances.  

Il lui restait toutefois un petit avantage et non des moindres : il avait toujours cette carte de presse annuellement mise à jour. Un bien précieux sésame pour se déplacer lorsque cela serait formellement interdit, et il y avait fort à parier que cela s’annonçait imminent. Il sourit en vérifiant la présence de la carte dans son portefeuille. Ari loucha aussi vers son téléphone, toujours éteint. Il hésita encore une fois à l’allumer.

Le village de Vieussan est idéalement situé pour qui veut se rendre compte du caractère lunaire et désertique de l’arrière-pays durant l’arrière-saison. Ici, point besoin de pandémie ou même d’épidémie pour ne voir âme qui vive.   Ici, point besoin de se promener plus de dix minutes pour comprendre l’abandon rural. Et après quatre mois de travail plus qu’intensifs, Ari pensa que savourer l’air pur dans de longues balades pédestres sans autre humain était pour lui une bénédiction, un clin d’œil de Dieu. 

Son programme était donc tout indiqué : deux ou trois jours de remise en forme au soleil d’hiver du Languedoc, du temps à crapahuter entre les gorges d’Héric et les pentes escarpées du massif du Caroux.  

***

Le premier jour, il avait décompressé. Son cerveau se vidait peu à peu de tout ce qui l’encombrait vraiment, comme les difficultés financières de l’année précédente, ce que l’épidémie changeait dans sa vie quotidienne ou encore la commande miracle faite par Juan. Justement, Juan. Il ne parvenait toujours pas à croire que la somme allouée à des fichiers partiels était destinée aux simples analyses que Juan voulait faire.  

Le personnage était étrange. Juan pouvait paraître banal dans sa manière d’être et même dans sa façon de parler, mais quelque chose en lui clochait. C’était infime, imprécis et relativement indétectable. Mais pour lui qui avait l’habitude de sonder les gens, de les observer et d’en faire des portraits, Juan était un sujet à part entière.  

Tout, absolument tout semblait avoir été à la fois calculé et aussi normal, naturel et hasardeux quand il le fallait. La manière dont ils étaient entrés en contact, la première commande ainsi que tous leurs échanges, rien parmi cette relation n’avait le goût du vrai, tout paraissait fabriqué. Pourtant Ari, à chaque question, se sentait rassuré, démentait lui-même les questions qu’il se posait au sujet de Juan.  

Tout en marchant, il se remémora les vérifications qu’il avait entreprises. Tout d’abord l’existence de la société de Juan : Analytika Ltd. Il ne s’était pas limité à visiter le site web, non ! Il avait vérifié les comptes en ligne, validé l’existence d’actionnaires et même de clients. Ensuite, il avait filé Juan un soir. Il habitait bien à l’adresse donnée, tout correspondait. Un jour même, dans un élan de courage, en se prenant pour un James Bond, il avait dérobé les papiers d’identité de Juan lors d’un dîner alors que son interlocuteur s’était absenté. Là encore, il eut le doute que cette absence soit due au hasard. Soit, les papiers étaient bien américains et son portefeuille contenait des traces de vie normale.  

Pourtant, les endroits qu’ils fréquentaient à deux, les heures auxquelles ils s’étaient vus, les rendez-vous téléphoniques, tous étaient à chaque fois différents. Ce n’était pas vraiment comme si Juan ne voulait pas être vu avec Ari. C’était un peu comme s’il voulait être vu avec lui à plusieurs reprises par plusieurs personnes. Rien de figé, rien d’habituel.  

Soudain, en marchant le long de l’eau, là à Vieussan, Ari songea au rendez-vous loupé à la Gare quatre jours plus tôt. Alors que son esprit était libre de tout, Juan y était encore présent. Quelque chose au fond de lui envoyait un signal fort. Un peu comme si quelque chose restait inachevé. Non ! Plutôt comme si quelque chose n’était pas arrivé. Il sentit soudain une forme de peur monter en lui. Il continua son chemin, il était temps de penser à Sofia.

Ah ! Sofia. Cela faisait longtemps qu’il l’aimait. Depuis le premier jour où il la vit dans cet amphithéâtre de Sciences Po à Paris.  

Ari remonta, dos à la rivière. Une pente fourbe et abrupte lui faisait face, il décida de la gravir. L’image était belle. Pendant qu’il peinait à grimper, il pensa aux galères et aux embûches qu’il avait dû affronter pour séduire la belle. Aussi aride que pentu, le chemin vers le palpitant de Sofia l’avait fait transpirer. 

« Sofia Lakoubi », dit-il à haute voix en plein maquis. De mémoire, il récita son portrait.   « Née au Yémen, elle y vit jusqu’à ses trois ans. Ensuite, elle vit en famille au Maroc jusqu’à dix-huit ans, d’où elle s’envole vers Paris pour suivre les cours à Sciences Po, sur les traces de son père, diplomate.    Elle y rencontre Ari. Elle s’éprend un peu de lui, mais la différence de milieu social et de culture l’inquiète. Pour elle, c’est une amourette faite de “grands” rendez-vous manqués.  

Sofia se passionne pour la politique depuis son plus jeune âge, mais sa condition de femme musulmane muselle ses “envies d’y aller”. Elle se rabat alors sur le journalisme politique. Les premières années (de 2004 à 2009), elle travaille dans la presse écrite. Ce n’est qu’en 2010, alors qu’Ari savoure son succès littéraire, qu’elle entre à Radio France comme journaliste politique internationale. Elle couvre plusieurs crises dans plusieurs pays. C’est réellement à ce moment-là qu’Ari la perd.   

Prise entre sa carrière et ses regrets d’Ari, Sofia s’inscrit dans un schéma de carrière fort. Elle vit pour son boulot, tout le temps. Elle connaît quelques aventures, mais ces dernières gravitent toujours dans la sphère du travail : un attaché de cabinet, un envoyé spécial étranger ou encore un preneur de son.  

La famille de Sofia est assez influente au Maroc. Cela lui donne parfois des accès particuliers. Un oncle dans le haut commandement de la Gendarmerie royale marocaine, son père diplomate et Amin, son cousin, étoile montante de la DGED (Direction générale des études et de la documentation). Sofia peut compter sur eux, et eux sur elle. 

Elle est toujours en contact avec Ari. Cependant, ils utilisent des moyens discrets (pseudonymes et numéros spéciaux) pour se contacter. Cette habitude date de l’époque où Ari travaillait pour Libeuro. »

Quand il s’exerçait à créer des fiches de personnages, Ari aimait parler de lui à la troisième personne quand il était concerné. Ah ce qu’il pouvait l’aimer, cette Sofia. Ils s’étaient loupés à de trop nombreuses occasions. Il avait toujours eu un peu honte de sa condition. Elle était d’un autre monde pour lui. Mais cette fois, alors qu’il avait un peu d’argent devant lui, il était prêt à s’installer. Petit à petit s’il le fallait. Il comptait proposer à Sofia de s’installer dans le sud près d’elle. Il avait l’intention de tout lui avouer, de lui donner son plan de bataille pour la séduire et pour construire avec elle un avenir, un vrai. Il était prêt à mettre un terme à ses envies, à ses folies. Il pouvait se remettre à bosser normalement. Le sud était un fief de droite et ne manquait pas d’élus toujours en recherche d’assistants bien formés et éduqués au gaullisme depuis le biberon. C’était son cas. Et puis, n’avait-il pas fait ses preuves au Parlement européen comme attaché parlementaire ? Toujours prêt à se battre avec les extrêmes et à démontrer l’utilité de la pensée qu’il servait. Bon d’accord, il avait quitté la partie depuis longtemps, mais le bien était fait, et il était parti en bons termes.

Il était décidé. Le temps était venu. Le lendemain matin, il prit la route vers Béziers.

***

Juan Svenson se pencha vers l’arrière dans l’immense fauteuil en cuir de son bureau. Il était rassuré. Il reconnut quand même qu’il était passé tout  près de la catastrophe.  

Steven était venu lui annoncer la bonne nouvelle. Aucun des protagonistes de l’opération LAND n’était encore en vie. Les cinq équipes avaient bien travaillé. La Belgique, l’Espagne, l’Italie et la France étaient « clean ». Aux Pays-Bas, tout avait été nettoyé au moment de la dernière livraison.  

Il restait maintenant à liquider les équipes. Mais pour ça, il allait faire appel à d’autres hommes. Steven serait épargné, comme toujours.  

  • Tu n’es pas trop attaché au Négro ? demanda Juan.
  • Bien sûr que non. Mais faut reconnaître que c’est un sacré combattant, lui répondit le Viking. 
  • C’est un ancien Marine, non ? 
  • Semper Fidelis ! Ouah ! lança le géant.
  • Ouhah, répondit Juan. 

Maintenant, il était temps d’enclencher la phase première de l’opération LAND. Et comme pour toute opération d’envergure, Juan devait en référer au-dessus de lui. Il allait falloir obtenir le dernier feu vert.  

Le soir venu, tout était prêt. L’accord formel était arrivé. L’Organisation avait validé le plan et la méthodologie. Les autres petites mains ralliées à la cause étaient sur le pont. Il resta donc à Juan le privilège d’ouvrir le bal. Le premier communiqué était devant lui sur l’écran. Il le relut.  

« Il nous revient, de sources vérifiées, qu’un nouveau virus, un dérivé du BTA12, aurait été contracté par plusieurs personnels humanitaires du HCR (Haut Commissariat pour les Réfugiés). Ces personnels auraient été hautement contagieux (plus de cent fois plus que dans le cas du BTA12 original). D’après nos sources, ils seraient tous morts, mais auraient été en contact avec de nombreux officiels. À ce stade, les autorités nient la chose, c’est pourquoi notre source révèle l’identité complète de ces profils ».  

Juan prit une inspiration forte et regarda les premiers contacts de la liste. Il se reprit et ajouta une dernière ligne au communiqué avant de l’envoyer. « Peut-être serait-il temps de fermer les frontières à l’intérieur de l’Union ». 

***

Au cinquième jour du pic épidémique,  Sofia hésita à décrocher le combiné du parlophone. Ce dernier avait déjà sonné à trois reprises et c’était la deuxième fois que la personne essayait sur deux heures d’intervalle. Elle porta le regard sur l’écran de son téléphone. Rien. Si quelqu’un la cherchait vraiment et si ce quelqu’un la connaissait, le téléphone devait sonner. Trop triste, ne voulant pas risquer une confrontation avec la presse, elle abdiqua en remettant des écouteurs et en augmentant le volume de son iPhone. Supertramp était définitivement ce qu’il y avait de moins pire à écouter en de pareilles circonstances.  

Ari inspecta encore une fois la façade de l’appartement de Sofia. Les volets étaient clos, la voiture était garée devant le petit parc, mais visiblement Sofia était absente. Dans la rue déserte, Ari chercha des yeux un endroit où se poser, mais depuis la veille les bars et troquets étaient logés à la même enseigne que les restaurants et les discothèques. L’arrêt de fermeture administrative était en vigueur. Sans doute Sofia était-elle coincée à Paris au siège de Radio France ou sur le terrain. Il n’y avait qu’un moyen de le savoir. Il se dirigea vers son véhicule pour y prendre son téléphone. Malheureusement, déshabitué de cet engin, il constata qu’il l’avait laissé à Vieussan. Satané portable, aussi inutile qu’utile.  

En ces temps troublés, Ari ne prêta pas trop attention à l’absence de Sofia. Elle lui manquait, certes. Il avait envie de lui déclamer tout ce qu’il avait prévu de lui dire, bien sûr. Mais il n’était pas si pressé que ça. « Tout de même, putain de téléphone », pensa-t-il.  

Les rares commerces encore ouverts étaient ceux qui vendaient de l’alimentation et les services essentiels.  Étrangement, les tabacs devaient faire partie d’au moins une des catégories puisqu’ils étaient encore ouverts.  Ari en trouva même un qui offrait du café à emporter et permettait de le déguster sur un guéridon à l’entrée.

Il avait une heure à tuer avant de faire un nouvel essai devant chez Sofia.  Il commanda un café-crème, acheta deux paquets de Marlboro Light, et quoi de mieux qu’un journal pour passer le temps. Il opta pour Le Figaro.

Dans le quotidien, pas une page sans BTA12, épidémie, pandémie, mesures exceptionnelles, situation de guerre, distanciation sociale ou confinement.  La presse, comme le monde, n’en avait que pour ce satané virus qui ne semblait, à ce stade, toucher que les plus faibles et les plus âgés. Quoique l’on évoquait déjà des cas suspects parmi des patients, à première vue, sains.  

Ari feuilleta toutes les pages sans y prêter attention dans le détail.  Tout en tirant sur sa cigarette, debout sur la table de fortune devant le tabac, il fut soudain pris d’une sorte d’angoisse.  Quelque chose était passé devant ses yeux. Quelque chose qu’il connaissait. Quelque chose qui n’avait « foutrement » rien à faire dans le journal.   Il hésita, tourna les pages dans le sens inverse, fit de grands gestes avec ses bras pour étaler le journal devant lui à hauteur d’yeux puis, quand il arriva en première page, rebroussa chemin.  Il avait vu quelque chose. Il décida d’inspecter chaque article, chaque annotation, chaque entrefilet, et même le nom des journalistes ayant signé les articles.  

Page sept.  C’était bien ça.  Un tout petit article, rien qu’un tout petit article.  Une photo l’illustrait, une vraie photo. Celle d’un homme en chair et en os.  Guillaume Sargues. Le nom avait traversé son esprit à la première lecture. Il n’avait pas percuté tout de suite, mais maintenant qu’il lisait l’article en détail, maintenant qu’il découvrait son âge, sa ville d’origine et sa courte biographie, Ari fut pris d’un effroi profond.  En substance, l’article relatait ceci : 

« BTA12. Une première victime d’une forme agressive du virus. Ce matin, nous avons appris le décès de Guillaume Sargues à l’hôpital de Roubaix.  Guillaume était une figure locale de la vie associative. Ces dernières années, il avait consacré toute son énergie et sa fortune à combattre les opposants aux flux migratoires.  Son ONG, Caritas Catholica, présente en Méditerranée et dans les alcôves européennes, est maintenant orpheline. »

Sans téléphone, Ari ne pouvait vérifier l’information. Il entra alors dans le tabac et demanda à utiliser la connexion Internet du gérant.  Quand il se connecta, il se mit à chercher frénétiquement de l’information sur Caritas Catholica. Un site web existait, et des traces de création de l’ONG aussi.  Des documents avaient été déposés au Greffe du tribunal de Commerce de Roubaix. Mais il y avait pire, un compte Facebook au nom de Guillaume Sargues existait, et le compte ne datait pas d’hier.  

Ari était en plein cauchemar.  Ce n’était pas possible ! Il hallucinait.  Comment un personnage sorti de son cerveau ainsi qu’une ONG comme Caritas Catholica pouvaient avoir vu le jour alors que tout cela provenait de son imagination uniquement.  Fébrile, il acheta un exemplaire de chacun des quotidiens présents dans le tabac et fonça 

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Fin du premier épisode. Vous retrouverez Ari et tous les personnages de La Galerie dès le 2 avril 2020. N’oubliez pas de laisser un commentaire ICI et de partager nos publications.

  1. Merci Alexandre, hâte de lire la suite et fin en juillet, dans un vrai bouquin que j espère dédicacé 😉,…

  2. j’ai lu le 6éme épisode de (Galerie) ,bon suspens, et de plus en plus correspondant à ce que nous vivons…

  3. Je te reconnais bien par certaines réponse s mais tu as réussi à m étonner .. Une véritable artiste et…

  4. De mieux en mieux . Bezucoup de suspense J attends avec impatience le 4 ème épisode