Episode six

Deux possibilités s’offrent à vous pour lire cet épisode :

==> Soit dans le flibook juste ci-desssous
==> Soit directement sur cette page (voir plus bas).

Please wait while flipbook is loading. For more related info, FAQs and issues please refer to dFlip 3D Flipbook Wordpress Help documentation.

ÉPISODE SIX – CHACUN SA ROUTE

L’eau du bain était chaude. Ari s’immergea dans l’immense baignoire dont il ne parvenait pas à toucher les deux extrémités en même temps. De la main gauche, il récupéra les quelques feuilles déposées sur le porte-serviette, et équilibra la cigarette fumante, de la main droite, sur le cendrier, au bord de la baignoire. 

Il relisait le document publié par Analytika, signé par Paula Lebrun. Le papier datait de 2018, deux ans plus tôt. Mais il trouvait un écho étonnant dans ce que le monde vivait au beau milieu de cette crise sanitaire inédite. Les propos de l’analyste principale du consortium des partis nationalistes, l’AEM, étaient des plus glaçants. En effet, Paula évoquait la nécessité de contrôler les frontières avant que « la Nature ne l’impose ». Ari se demanda comment une femme, en apparence si brillante et au CV universitaire si solide, pouvait abonder dans le sens des idées soutenues par les populistes européens les plus rudes, les plus fervents. Il pensa que quelque chose de brutal avait dû lui arriver. 

Ari n’était pas dupe, il était intelligent et avait fait ses preuves comme analyste politique et conseiller spécial. D’ailleurs, ses écrits professionnels avaient plus marqué les consciences que les romans qu’il avait publiés, à part « Boulevard des Nimbes », bien entendu. Aussi, jamais il n’était tombé dans la facilité de la reductio ad Hitlerum, piège dans lequel les journalistes politiques et les pseudo-experts s’enfournaient allégrement. 

Il écrasa la cigarette et reprit le cours de sa lecture. En s’enfonçant dans les mots, le souvenir de sa première rencontre avec Paula se fit plus précis, moins trouble. Les odeurs des couloirs strasbourgeois du Parlement européen vinrent lui chatouiller les narines. Tout comme les bruits particuliers de cette immense ruche démocratique, qui l’embaumèrent.

Cela devait être en 2015, cinq ans plus tôt. Au hasard d’un dédale de couloirs, au beau milieu d’une myriade d’alcôves où s’échangeaient quelques secrets. Ari y cherchait désespérément la salle de réunion où devait avoir lieu la retransmission d’une séance à Bruxelles. Il s’était battu pour préparer le dossier de Jo Zinserling. Il l’avait pensé, construit, développé, raturé, modifié et enfin peaufiné.

Pour ce parlementaire allemand, membre actif de la coalition Libeuro pour laquelle Ari travaillait, c’était un grand jour. Un jour de gloire, en quelque sorte. Les membres du consortium des droites libérales européennes comptaient sur lui pour fesser l’impudence de l’AEM (Alliance Européenne des Mouvements Nationaux) et son nouveau projet de loi sur la traçabilité des personnes à risque en cas de pandémie. 

De son côté, Paula était déjà assise dans la salle de projection. Elle attendait patiemment que son poulain entre en piste. Casaque noire et toque brune, le champion du jour était le très flamingant Bart Floen. Elle l’avait préparé sur les questions scientifiques, coaché sur les aspects techniques et conditionné pour remporter la partie. Selon les renseignements récoltés par le bureau d’information de l’AEM, la partie était gagnée d’avance. En effet, la plupart des partis de droite, les centristes et même quelques radicaux écologistes plaidaient pour la même mise en œuvre d’outils juridiques en support à l’utilisation de moyens de surveillance de masse. Elle était sereine.  

Tout cela, c’était sans compter le coup de Trafalgar, ourdi par les stratèges de Libeuro. Ils avaient vu en cette volte-face une manière unique et originale d’une fois pour toutes se débarrasser des positions qui renforçaient l’idée que les droites, même à l’extrême, pouvaient s’unir. Ari en était l’artisan principal.  

Ari, dans le bain, sourit. Il repensa encore à cette magnifique matinée où son meilleur discours et ses plus beaux mots avaient mis en échec l’extrême droite européenne dans sa quasi-intégralité. Les Belges du parti nationaliste flamand, les Français du Rassemblement national, les Hongrois du Jobbik, les Italiens du Nord, les Espagnols nostalgiques de Franco, les Allemands du NPD, les Grecs de l’Aube dorée, le FPO des Autrichiens et encore d’autres petits partis en avaient pris pour leur grade. Ari plongea la tête dans l’eau, en ressortit délicatement, alluma une autre cigarette et se replongea dans ses souvenirs. Retour au Parlement.

Après avoir tourné et tourné encore, il avait finalement trouvé la bonne salle de visionnage. Derrière les vitres à moitié fumées, la salle d’une capacité de cinquante sièges, réservée aux conseillers et analystes, était presque pleine. Il restait trois places à l’avant, une à l’arrière. Ari avait opté pour le dernier rang d’où il pouvait facilement embrasser la salle. Les débats avaient déjà commencé. 

Aux premiers mots de Bart Floen, Jo Zinserling avait envoyé une première salve. Il avait interpellé le parlementaire brun sur le fait que les mesures proposées étaient celles d’un parti de gauche puisqu’elles agissaient sur une restriction des libertés. Rapidement, les ailes de gauche avaient vociféré. Il n’était pas question de laisser dire pareilles ignominies. Ainsi, un front s’était créé contre Libeuro, toutes tendances confondues. Un front que les nationalistes de tous bords s’étaient empressés non pas d’enfoncer, non ! Au contraire, très vite les membres de l’AEM s’étaient insurgés. Dénonçant une démarche démagogique, proche des discours tenus durant les périodes les plus noires qu’avait connues l’Europe. 

Dans la salle de visionnage, des rumeurs avaient enflé. Ari n’avait pas regretté la place qu’il avait choisie. Il pouvait tout entendre et tout voir. Les réactions étaient éparses, mais convergentes. Les démocrates hurlaient presque de la position tenue par Libeuro. Comme prévu, à Bruxelles, Jo Zinserling avait attendu que le brouhaha cesse. À cinq cents kilomètres de là, un sourire conquérant avait animé le visage d’Ari. Ils étaient tous tombés dans le piège. Son piège. 

La proposition de loi consistait à équiper les pays d’outils juridiques permettant de tracer les individus contaminés en cas de pandémie sans que cela ne se fît sur base volontaire. Comme toutes les propositions de loi qui passent devant le Parlement, des discussions préalables avaient eu lieu. La surprise est rare dans l’hémicycle européen. La « révolte » de Libeuro avait donc été une sacrée surprise.

Depuis longtemps déjà, Ari avait pris le pari d’envoyer la coalition d’extrême droite dans les cordes. Il avait saisi l’occasion. 

Au premier rang, Paula n’avait déjà plus le même sourire, son visage n’arborait plus les mêmes certitudes, et Ari le remarqua. Sans savoir qui elle était, sans supposer qu’elle était son adversaire du jour, il ne l’avait plus quittée du regard.

***

Claude baissa le journal vers le tableau de bord et remarqua Sofia au loin. Elle venait de sortir du Consulat et se dirigeait vers la voiture dans laquelle il l’attendait, patiemment. Les larges lunettes de soleil de Sofia lui cachaient une partie du visage. À cause de cela, Claude ne remarqua pas sa mine déconfite. Elle avançait de moins en moins vite. Elle ne pouvait pourtant pas faire demi-tour, Claude était dans sa voiture, et c’était sa carte de presse qui était accolée au pare-brise. Elle n’avait plus que quelques mètres pour trouver une parade.

Claude, lui, s’étira dans la voiture. Il le fit si fort qu’il balança les bras derrière l’appui-tête. Soudain, la porte arrière droite s’ouvrit violemment, il vit passer une ombre et ne put que lâcher un « merde » quand il comprit que les menottes lui entravaient déjà les mains. 

Les flics étaient arrivés par l’arrière. Sans doute que le moteur tournant de cette voiture garée là depuis une bonne demi-heure avait attiré l’attention d’un précautionneux voisin. Un de ces voisins comme on rêvait de ne pas en avoir dans les temps difficiles.   Peut-être était-ce le libraire ou le pharmacien ? Peut-être un habitant de l’immeuble d’en face ? Toujours était-il que la police avait agi avec vélocité et furtivité.

Malgré cela, Sofia s’avança. Inutile de reculer, de mimer ou de feinter. De plus, elle avait en poche le passeport diplomatique. Sa notoriété l’accompagnait en territoire français. Elle tenta de parler en arrivant devant les trois policiers, mais Claude la devança. 

  • Je vous l’ai dit, là ! La p’tite dame m’a pris en stop juste après Castelnaudary. J’sais pas qui c’est moi. J’sais même pas si c’est sa bagnole ou celle de son mec, gueula Claude en forçant sur l’accent parisien.
  • Taisez-vous, monsieur. On va vérifier, dit le plus jeune des perdreaux. 

La main tendue et la bouche en cœur, Sofia déclina son identité, papiers à la main, et confirma avoir pris ce sympathique passager en stop, sur le bord de la route. Il paraissait, selon elle, bien sous tous rapports. Pour toute réponse, le plus zélé du trio lui tendit l’avis de recherche.  

Claude n’osait pas affronter Sofia dans les yeux. La regarder mentir pour son bien le mettait mal à l’aise. Cependant, il était convaincu qu’elle avait choisi la meilleure solution. Les policiers ne le ménageaient pas. Sofia ne s’en offusqua pas, ce n’était pas le moment. Ainsi, elle regarda Claude se faire embarquer dans la voiture de police, immobile et impuissante.

Après avoir simulé la fouille de la boîte à gants et s’être assurée que tout danger était désormais éloigné, Sofia revint sur ses pas. Elle sonna au Consulat et demanda l’accès à un ordinateur sécurisé durant quelques minutes. Le secrétaire consulaire accepta. Ce n’était pas tous les jours que la cousine du Lieutenant-Colonel Lakoubi faisait l’honneur de demander un service.

***

Seulement une heure après l’arrestation de Claude Kupfer par la police française, un message opportun arriva sur le bureau de Juan. Il s’en allait déjeuner. La matinée avait été fatigante et la réunion avec Steven un peu houleuse. Il l’avait renvoyé chez lui. Une dose de sommeil ne lui serait que bénéfique.

Mais le repos ne fut que de courte durée. Juan appela Steven : Claude était localisé.  

En prenant sa douche, Steven banda ses muscles. Son corps avait été soumis à l’épreuve de la fatigue et à la tension extrême de l’attente. La longue route, aller et retour, entre Bruxelles et Béziers, avait été difficile d’un point de vue nerveux.  

Sur ses jambes comme sur les bras, les stigmates des combats passés racontaient une partie de son histoire. Un coup de couteau par ici, un trou de balle par-là, un imbroglio avec un fil barbelé et des coups en veux-tu en voilà. Des cicatrices suite à de nombreuses chutes attestaient de son expérience au combat.  

À chaque fois qu’il passait la main sur la droite de sa poitrine, il repensait à Juan.  

Sur son sein droit, la peau, entre la clavicule et la quatrième côte, était étoilée de couches rosâtres et vermeilles. Incrustée dans la peau à l’encre, la tête de cerf était bien antérieure à la brûlure. Elle n’avait pas survécu à la chirurgie et à la longue réparation des tissus. La peau, boursoufflée, emprisonnait désormais un amas d’encre noire qui rappelait la carte numéro trois du test de Rorschach. Le tout donnait une image étrange où les bombements lisses s’enchevêtraient autour de la tache comme des racines dans une mangrove.

Si Juan n’avait pas été là, près de lui, dans cette nuit colombienne, sans doute que les dégâts eurent été plus importants. Le fou furieux qui se battait avec Steven à coups de flammes avait les yeux injectés de sang et de cocaïne. Le lance-flamme improvisé à l’aide de matériel agricole avait craché de fines gerbes de liquide en feu imprégnant le tissu de son gilet tactique. La substance était comme collante. Le guérillero avait tiré à sept ou huit reprises, et plus il tirait plus Steven était aveuglé par la chaleur. Par chance, Juan était arrivé derrière le cracheur et l’avait abattu d’une balle dans la nuque, juste à la croisée des nerfs rachidiens. L’homme stoppa toute activité, séance tenante.

Steven sortit de la douche et se dirigea vers le miroir. Il attrapa la bouteille de vétiver et, comme tous les jours, massa l’immense chéloïde. Chaque imprégnation, depuis plus de quinze ans, incrustait un peu plus dans ses chairs la reconnaissance qu’il devait à Juan. 

  Claude Kupfer en vie, une nouvelle mission l’attendait avant de retrouver Paula Lebrun et de la liquider, elle aussi. 

***

Pour Sofia, tout s’était bien passé finalement. L’avion était sur le tarmac, comme prévu. Son cousin Reza, que tout le monde connaissait sous le prénom d’Amin, avait délivré ce qu’il avait promis. La voiture de Sofia avait été mise en lieu sûr. Ses quelques effets personnels aussi. Un nouveau téléphone « anonyme » lui avait été confié par le Consul lui-même. Enfin, le chauffeur avait pris toutes les précautions pour ne pas être contrôlé ni sur la route ni dans la zone d’embarquement vide de ses passagers. Seuls quelques vols humanitaires ou de fret étaient encore assurés. Quant aux vols diplomatiques, ils avaient cours normalement. Ils étaient utiles pour déplacer certains personnels, notamment les « acheteurs » chargés d’acheter des masques de protection « au cul » des avions de transport.  

Ainsi s’était-elle retrouvée confortablement assise dans un des dix luxueux sièges du Dassault Falcon 8 floqué aux armes du Royaume du Maroc. À l’autre bout de l’appareil, une hôtesse discutait respectueusement avec l’officier de sécurité qui était à présent en charge de la protection de Sofia. Elle se pencha vers le hublot et ne vit qu’une étincelante immensité bleue dans laquelle le soleil mourait. La Méditerranée se paraît de ses atouts nocturnes.   

***

  • Tu as pris tout ton temps ? demanda Juan, agacé.
  • Non, non. J’ai fait au plus vite. J’étais crevé, le temps de prendre une douche et d’avaler une bricole. Mais me voilà. Alors, ce Claude ? demanda Steven. 

Juan s’approcha de lui et lui toucha le pectoral droit tout en souriant. C’était comme un geste d’allégeance, comme une marque de sujétion. Il prit les deux tasses de café fraîchement déposées sur le plateau par la jeune Léna, et invita Steven à s’asseoir avec lui dans le petit salon.

  • Il est à Toulouse ! Dans les mains de la police française.
  • Ça ne va pas être coton ! J’imagine que tu veux que je l’élimine ?
  • Bien sûr. Mais cela va être facile. Un transfert en Belgique est prévu, et sans tarder. Les relations franco-belges sont au zénith de la diplomatie avec cette crise sanitaire. Le Précieux parisien et la Girafe bruxelloise ont un programme commun dans la gestion de la crise.  
  • D’accord. Tu as des détails ?
  • Oui, des détails j’en ai. Mais j’ai pire que ça !

Quelque peu hésitant, Steven se pencha pour prendre le café. Il remonta le regard vers Juan et croisa le sien, glacé. Il paraissait mécontent, exalté même.

  • Kupfer a affirmé aux flics qu’il n’a pas tué Ari !
  • Bah non, puisque c’est nous qui l’avons buté, fit remarquer Steven.
  • Il a aussi dit qu’il était vivant, et qu’il en apporterait la preuve, rapidement.

Juan détailla ce que lui avait rapporté la source dont il gardait l’identité secrète, même pour Steven. Il lui raconta que Claude avait déballé l’histoire du client Airbnb d’Ari, et avait même fourni l’identité du Cubain. Claude s’était encore vanté de pouvoir entrer en contact avec Ari. Il avait des choses à négocier et était en mesure de prouver que le meurtre de Gaelle n’était pas de son chef, lui non plus. Selon lui, sa blessure par balle attestait de sa bonne foi et de son statut de victime.

  • Et pour le client de Livuzian ? demanda Steven quelque peu étonné.
  • J’ai fait vérifier. Le type est bien porté disparu. La Havane le réclame comme touriste illégalement confiné. 
  • Merde ! 
  • Comme tu dis. Tu vas me nettoyer tout ça. Je veux un plan pour demain midi. Tu prends qui tu veux, tu montes ton équipe, mais Ari, Paula et Kupfer doivent mourir, et vite.
  • OK. OK. 

La voix de Juan était calme, les mots posés. Steven savait qu’il ne plaisantait pas.  

***

Pour le troisième soir consécutif, Ari pénétra, à la tombée de la nuit, dans le bungalow. Les lieux étaient toujours déserts. Il décida d’allumer la télévision et baissa le volume presque au minimum avant de mettre l’ordinateur sous tension. 

Durant tout l’après-midi, il avait eu le temps de réfléchir. Confiné dans ce petit village désert de la cambrousse du nord de la France, Ari était en sécurité. Les lieux étaient une planque idéale. Mais ce n’était pas en agissant de la sorte que les choses allaient s’améliorer. La passivité avait, selon Ari, ses limites. Impossible de prouver qu’il était en vie en restant claquemuré. Impossible aussi de blanchir Claude, et encore moins de stopper celui qui jouait à dieu avec les profils qu’il avait créés.  

L’écran de l’ordinateur scintillait, comme l’espoir d’Ari. Quand il ouvrit la boîte aux lettres morte sur le site ProtonMail, il découvrit le message de Sofia.  

« Message bien reçu. J’ai suivi ton conseil. Je suis en route. Rejoins-moi. Pas la peine de lire le message précédent. Je t’aime. PS Ton mentor a été arrêté. Rien pu faire. »

Sofia avait utilisé le style télégraphique. Ils avaient convenu d’utiliser cette forme impersonnelle et laconique lorsque la situation était grave. Le message précédent, il n’avait tout simplement pas eu l’opportunité de le lire. Il pensa que Sofia en avait envoyé deux, coup sur coup. Elle avait pris le soin d’effacer le premier. Au moins, était-elle en sécurité, quoique paraissant un peu déboussolée.    

Ari composa alors un nouveau message et le sauva dans les brouillons. Il n’y avait rien dit de sa situation, aucun détail. Elle pouvait être rassurée sans être en danger de savoir. 

Il continua son investigation sur Paula. Sans doute était-elle pour quelque chose dans ce qu’il advenait des personnages d’Ari. En bon joueur de billard français, Ari entreprit de toucher Juan par un coup détourné. Et ce qu’il avait récupéré comme information sur Paula l’amenait à penser qu’elle était la cible idéale. Oui, idéale. D’abord parce qu’elle était sans doute moins protégée que Juan. Ensuite parce qu’il n’y avait aucun doute qu’elle fut moins dangereuse que son commanditaire. La plupart des gens se révélaient être moins hardis que Juan. Il se rappela des deux dingues qu’il avait rencontrés à la gare de Bruxelles, quelques jours plus tôt, lors de la livraison de la dernière clef USB. Il se rappela surtout de celui qui avait un physique de Viking.

Il sauvegarda encore quelques articles, données et profils sur les réseaux sociaux en les enregistrant dans un Google Drive anonyme qu’il avait rattaché à l’adresse ProtonMail utilisée communément avec Sofia. Il lui laissa aussi quelques instructions pour plus tard. 

Il était temps de fouiller les méandres de l’Internet pour trouver d’éventuelles traces de nouveaux personnages impliqués dans la manipulation que Juan avait mise en place. Il commençait à être convaincu qu’il s’était fait avoir, que la cupidité dont il avait fait preuve en vendant les profils de La Galerie l’avait mené à sa propre perte et à celle de Claude. Qu’elle avait entraîné la mort d’au moins deux innocents ! 

***

La maison familiale était un palais marocain digne d’un décor d’épopée arabique. Une immense construction centrale, entourée d’une myriade de jardins où l’eau coulait en abondance, et qui ressemblait à un bijou d’albâtre dans un écrin d’émeraude teinté de bleu. En pleine nuit, même sans lune, les lanternes éclairaient les lieux comme si la nuit n’était qu’une aurore perpétuelle.  

Reza sortit sur le parvis pour accueillir Sofia. Suivi par une jeune européenne et deux vieilles moukères au visage marqué au henné, il lui tendit les bras, les moustaches relevées par le sourire irradiant le visage.

  • Ma Cousine, ma chère cousine.
  • Bonjour, Reza.
  • Voici ma future épouse, Kate, dit-il en désignant la jeune femme derrière lui.

Sofia s’approcha de la grande blonde aux yeux verts. Elle était quelque peu intriguée de la découvrir sous la lumière filtrée par le moucharabié. Elle était encore plus belle qu’en photo.  

Très vite, le courant passa entre les deux femmes. Les mots n’étaient pas nécessaires.

En bon maître de maison, Reza invita les vieilles femmes et sa future épouse à s’occuper des affaires de l’invitée de marque, fût-elle une femme. Dans la famille Lakoubi, on était progressiste, très progressiste même.   

Sofia précéda son cousin dans le petit salon attenant au bureau principal du riad. Une fois installé juste à côté de Sofia, il prit la parole.

  • J’ai lu pour Ari ! Je suis désolé, je l’aimais bien. C’est pour ça que tu es venu te réfugier ici ? demanda-t-il.
  • Oh. Non. Oui, c’est à cause de lui. Mais j’ai une bonne nouvelle !
  • Ah bon ? s’inquiéta Reza perturbé par la bonne humeur de Sofia.
  • Ari n’est pas mort. Tout ça n’est pas vrai.
  • Mais le corps ? Tu sais, j’ai demandé à l’ambassade bruxelloise que l’on se renseigne.
  • Et ?
  • Eh bien, ils ont confirmé la mort d’Ari.
  • Ce n’était pas lui.
  • Ah.  

Et Reza se tut, écoutant attentivement le récit de Sofia qui rapportait celui de Claude. Dans un premier temps, il n’eut que peu de réactions. Quand Sofia évoqua les tueurs et la cavale, il parut plus intéressé. Mais, lorsqu’elle évoqua la possible relation entre les portraits qu’Ari avait créés, les meurtres et sa cavale, Reza fit montre d’une grande préoccupation.  

***

Plus au nord, dans la thébaïde champêtre, Ari scrutait les messages relayés par les différents profils identitaires qu’il avait déjà repérés plus tôt. Ceux-là mêmes ayant fortement fait suivre les informations sur Guillaume Sargues et Jacques Durand. Il parcourait les pseudonymes, vérifiait les pages Facebook avec un compte spécialement créé à cet effet. Se faisant passer pour un certain Stéphane Maurice, il ne craignait pas d’être repéré, pouvait commenter et même envoyer des messages s’il le fallait.

Après une trentaine de minutes de recherche, Ari tomba nez à écran avec un message concernant un certain Avner Sokol. D’abord, Ari sourit. Le nom lui avait sauté aux yeux parmi une multitude d’informations. Dans un communiqué de presse, émanant d’une société de sécurité privée, était démentie la rumeur selon laquelle Avner Sokol avait fait partie du personnel destiné à la dernière manifestation autorisée, avant le confinement, du Rassemblement national. Amusé, Ari cliqua mécaniquement sur le lien. Ce nom, il le connaissait. 

La chance semblait être avec lui ! Une chance impudente. Avner Sokol était le seul personnage d’inspiration réelle qu’il avait inoculé dans La Galerie sans le modifier. Un des premiers personnages, fournis lors de la première livraison à Juan. Et voilà que son Troyen se matérialisait.  

Toujours attablé devant l’écran de l’ordinateur, Ari alluma une nouvelle cigarette, plissa les yeux et remonta le fil d’actualités pour connaître l’historique des messages et la « fausse » histoire d’Avner Sokol.  

La page Facebook mentionnait un lien sur Vk – le réseau social russe – qui lui-même renvoyait vers une discussion, animée, sur Reddit. Dans ce fil, un élu local, proche du Rassemblement National, s’étonnait de la contamination au BTA12 de nombreux jeunes identitaires bénévoles suite à la présence d’un agent de sécurité d’origine juive. « Quel israélite serait assez fou pour sécuriser une de nos manifestations ? » avait noté le faf édile. « Sinon pour nous contaminer ! » avait-il répondu au gré des commentaires.  

Les internautes, plus dévoués à la cause poujadiste que Pierrot, s’étaient emparés du débat, rapidement et avec une certaine nervosité. La mayonnaise avait pris. Des tas de liens complotistes venaient étayer les propos des uns et contredire ceux des autres. Si bien que la société de sécurité privée, qui n’existait pas, s’était fendue d’un communiqué de presse que jamais les journalistes n’avaient reçu.  

Les seules poussières capables d’enrayer la mécanique étaient Ari et cette étrange intuition qui l’avait poussé à miner, par une fois, La Galerie fournie à Juan. Avner Sokol n’était pas une invention. Loin de là.  

***

Dans le monde entier, la pandémie semblait stagner. Le rythme effréné des contaminations était endigué par les mesures drastiques de confinement. L’incubation du BTA12 prenait entre trois et sept jours, les scientifiques en étaient certains. Les populations les plus exposées semblaient être identifiables. On parlait surtout de vieillards affublés de maladies chroniques, ou encore de patients ayant des pathologies déjà existantes.  

Le BTA12 semblait mettre en exergue les styles de vie occidentaux. Plus le foie était riche, plus l’air était vicié par les climatisations et les déjections gazeuses des SUV, plus l’impact était grand. Dans les marais du Pantanal, dans la sierra africaine, dans les toundras en bord de pôle ou encore à Gobi, pourtant voisin de l’épicentre, on mourrait moins que dans les régions industrialisées de l’Europe ou dans les centres économiques névralgiques comme New York, Tokyo ou encore Londres.

Malgré tout cela, les gouvernements travaillaient déjà d’arrache-pied au déconfinement. Libérer l’économie était plus important que de contraindre l’homme à préserver sa santé et celle des autres. Ainsi les pays développés, la vieille Europe et les États-Unis s’ingéniaient à contrer le monopole de fait imposé par les Chinois depuis des décennies. La fainéantise, l’aisance et l’outrecuidance se payent, à terme.

Le plus grand laboratoire à ciel ouvert qu’était l’Afrique voyait déjà l’aide humanitaire intéressée prendre possession des veines des enfants allant nus pieds dans l’argile rouge. Squattés, leurs vaisseaux sanguins s’emplissaient allégrement de substances diverses et variées envoyées depuis les pays où la plupart des bambins étaient confinés derrière une console de jeux.  

Dans les parties gauches des hémicycles, on rêvait d’une prise de conscience comme d’un Grand soir. Au centre, on craignait de jouer à l’équilibriste entre l’Homme et la Machine. À droite, le temps était au lustrage des égos des capitaines d’industrie attendant férocement les ordres du Système et de ses troupes d’actionnaires. Les nationalistes de tous bords veillaient. Seuls garants de la fermeture des frontières, selon eux, et de la préservation des espaces locaux, régionaux et nationaux, la vedette leur avait été volée. Les apparentes unités nationales d’une Europe désunifiée avaient été capables de fermer les frontières. Maintenant, elles reprenaient petit à petit leur forme première et œuvraient à rouvrir les démarcations pour mieux sabrer les radicaux, les identitaires et les autres nationalistes. Le mal couvait, prégnant et dont le visage n’avait plus d’ombre. 

Pour le plus grand malheur des citoyens inquiets d’une reprise économique difficile, les pouvoirs spéciaux avaient été donnés. Des lois spécialement édictées pouvaient désormais être sorties du chapeau sous n’importe quel prétexte. Et l’avancée technologique couplée à l’arsenal juridique et judiciaire donnaient aux avertis défenseurs des libertés individuelles des sueurs glaciales inversement proportionnelles aux problèmes climatiques qu’un répit provoqué par la chute de l’activité économique était venu cristalliser momentanément. C’était à se demander à qui pouvait profiter le crime. La Nature s’était-elle mise au service des néo-fascistes ?

***

Les bureaux d’Analytika n’avaient pas désempli depuis le début de la crise. Rares étaient ceux qui avaient eu recours au télétravail. Juan avait insisté pour qu’un service minimum soit assuré. Le tout s’était organisé dans une ambiance fébrile. Et nombreux étaient ceux qui avaient répondu  présents.  

Mais ce matin-là, il était encore bien trop tôt pour croiser une présence dans les bureaux. Finalement, Juan avait cédé à Léna, une fois de plus. Elle était couchée dans la petite maison à étage au bout du parc privé. Elle dormait encore. Son air angélique était sans doute dû à la diaphanéité de sa peau, à l’aspect duveteux de ses rares poils pubiens, au caractère soyeux de ses longs cheveux et à la juste proportion entre la taille de ses seins, celle des mamelons et celle des tétons d’une couleur uniforme.

Juan l’avait baisée rapidement, mais intensément. Elle s’était laissée faire. Là aussi, il était le patron. Elle avait obéi, n’avait rien refusé et n’avait été active que dans les râles poissards. Il avait aimé ça. Elle avait feint de ne pas demander plus.  

Léna dormait encore au rez-de-chaussée du petit cottage. Juan était, quant à lui, à l’étage. Devant son ordinateur, il buvait un grand verre d’eau pétillante fraichement décapsulée. Nu comme un ver sur le fauteuil de bureau en peau tendue, dont le cuir se réchauffait peu à peu. Dehors, il faisait encore sombre. Une première lumière s’alluma au premier étage du bâtiment de l’autre côté du parc privé. « Un membre du BNU, sans doute », pensa Juan en écartant la lourde tenture.  

La main recouvrant la souris, il hésita encore un moment avant de cliquer sur le bouton envoi dans la fenêtre « opération contacts physiques » du superordinateur qu’il pilotait à distance. Le timing n’était pas tout à fait le bon. Même si le déconfinement s’amorçait, avec Claude, Ari et Paula dans la nature ou presque, l’opération pouvait capoter. Mais il n’avait plus le choix. Il cliqua. La phase deux de l’opération LAND était amorcée. Il était temps de lancer ses soldats chargés de BTA12+.

***

Ari s’éveilla à l’aide du vieux réveil beige à remontoir qu’il avait trouvé dans la table de chevet de la plus petite des chambres du pavillon de chasse. Il se rendit dans la salle de bain et se débarbouilla. Quelques heures plus tôt, en rentrant de la « maison à l’ordinateur », il avait pris un long bain, le dernier dans le pavillon. 

Il fit le tour de la salle de bain. Il n’y avait rien oublié. Idem pour la chambre dans laquelle son sac de voyage était déjà prêt. Il enfila son jeans, son polo à longues manches, passa un pull à col en V et serra les chaussures de marche qu’il avait trouvées dans la remise. Des chaussures Aigle beiges, parfaitement à sa taille, et ayant peu servi.

Dans le salon, il remit comme il put ce qu’il avait dérangé. Il avait, au maximum, nettoyé les traces de son passage. Même les cendres, il les avait jetées dans le puits à l’extérieur. Quant aux conserves et aux bouteilles vidées, il les remisa en les recouvrant d’autant de poussière que celles qu’il n’avait pas touchées. Remettre de l’ordre n’était pas une question de furtivité, mais de respect. Un respect relatif au regard de la gnôle qu’il avait ingurgitée.  

En temps normal, Ari aurait fui de nuit, mais la période de confinement étant toujours d’actualité, il ne voulait pas prendre de risques. Il quitta le pavillon, le cœur un peu serré par ces quatre jours étonnants. Il se retourna encore une fois en fermant la grille. L’hésitation avait disparu. 

Quelques instants après, alors qu’il avait tourné au coin de la rue, il arpenta quelques mètres sur la route nationale. Elle n’était fréquentée que par quelques rares camions. Il s’engouffra ensuite dans la petite ruelle où se trouvait la « maison à l’ordinateur » et y entra. Il vérifia encore une fois qu’il n’avait pas laissé trop de traces. Et contrairement au pavillon, il fit en sorte d’effacer ses empreintes. Ce qu’il s’apprêtait à commettre était un vol. Tôt ou tard, une enquête aurait lieu.  

Il embarqua tout le matériel informatique vers la grange et le plaça à l’arrière du vieux Rancho Talbot-Matra. Par chance l’ersatz de 4X4 n’était pas de la teinte orangée habituelle, non ! Il était d’un gris foncé qui passait presque inaperçu. Comme la veille, le véhicule démarra au quart de tour. La mécanique était encore valable malgré le temps qui avait passé. Et les quarante mille kilomètres qu’affichait le compteur en faisaient presque une pucelle autoroutière. Ari était en veine. Enfin, autant qu’il pût l’être.  

Il embarqua son sac et la voiture fila vers la sortie du village. Cette fois, il était à nouveau sur les routes. Bien que toujours muni de sa carte de presse, il était à la merci de la moindre avarie. Ce qui n’était pas tout à fait pour lui déplaire. En quelques jours, Ari avait changé. Quelque chose s’était libéré. Comme s’il était devenu un peu plus encore l’acteur de sa vie, tout en vivant une vie de personnage de roman. Un bestseller, cette fois-ci.

Il y avait encore une profusion d’obstacles devant lui. Certains étaient prévisibles ou envisageables. D’autres étaient imprédictibles ou n’étaient pas encore assis à la table du destin. Mais, Ari avait décidé de s’adapter. Le prochain obstacle était la frontière belge. Le suivant serait celle entre la Belgique et l’Allemagne. Un peu plus de quatre cents kilomètres le séparaient de la piste qu’il suivait. Il avait tout parié sur le fait qu’elle était toujours en contact avec son père naturel. Grâce à une petite information dans la presse régionale, il avait découvert le lien entre Alain Trisit et celle qu’il présentait désormais comme sa fille enfin retrouvée : Paula Lebrun. 

***

– FIN DE L’EPISODE 6-

Vous retrouverez le prochain épisode lors de la parution du roman La Galerie en juillet 2020.