Episode deux

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La Galerie – Episode 2

Deux ans avant le pic épidémique

Pour qui s’inquiétait encore d’Aristote Livuzian auprès de son agent Claude Kupfer, celui-ci répondait sempiternellement qu’Ari préparait un nouveau roman. L’interlocuteur demandait assurément s’ils espéraient rencontrer à nouveau le succès du « Boulevard des Nimbes ». Ce à quoi l’agent littéraire répondait systématiquement : « c’est le public qui choisit si un livre est un succès ! »

Cependant, la vérité était tout autre. Ari n’espérait plus faire paraître un best-seller ; il n’écrivait même plus de roman. Ari n’avait plus connu de succès depuis « Boulevard » ! Ses deux autres romans, publiés l’un à la suite de l’autre, dont le désastreux « Retour au boulevard des Nimbes », n’avaient rencontré ni son public ni l’encensement de la critique. Sauf au Québec. Tout au plus avait-on reconnu la qualité des descriptions et la profondeur des personnages. Quant à la qualité de l’intrigue, elle avait été tellement décriée par la critique que les ventes avaient subi de plein fouet une panne de croissance. Les réseaux sociaux avaient porté le coup fatal en sonnant l’hallali des deux œuvres. Il n’en restait pas moins que le premier opus continuait à faire recette.  

Il s’en vendait ! Oui. Cependant, cela n’arrangeait en rien la situation pécuniaire d’Aristote, dont les droits d’auteur étaient correctement négociés, mais les ventes récurrentes pas assez importantes. Depuis 2009, l’année de parution de « Boulevard », le binôme « Aristote – Claude » avait tenté à plusieurs reprises de céder les droits au cinéma ou à la télévision. Le sujet était bon, le succès littéraire au rendez-vous, mais le monde du cinéma et de la production n’avait pas oublié le lourd passé de Claude, quand il était encore acteur.  

Personne ne lui avait jamais pardonné l’accident de voiture qui avait coûté la vie à la prestigieuse et prometteuse actrice, la préférée des Français, Géraldine Dulac. La dispute préalable en plein festival, l’abus d’alcool et les menaces proférées ne plaidaient pas en sa faveur.

Il avait mis des années à s’en remettre. Il avait dû vivre caché, et avait pris le temps de réapparaître, là où on ne l’attendait pas, bien entendu. Après le rachat d’une petite maison d’édition – les Éditions du Rose –, il était resté cantonné quelque temps dans le genre érotique. Et ce fut la surprise totale dans le microcosme littéraire lorsqu’il opéra un changement de nom pour cette entreprise – Le Rose et la Noire – et qu’il fit paraître le très noir polar « Boulevard », œuvre d’un jeune auteur inconnu, Aristote Lizuvian, analyste politique de son état. 

Depuis, le duo avait fait du chemin. Trois romans, quelques essais et cette idée saugrenue venue sur la table un soir alors que le whisky allongé à l’Eau de Perrier coulait à flots et que la fumée dans le petit bureau lui donnait un air d’Athènes les jours de forte pollution. Tout était flou, rien n’était net. Pour tout avouer, les idées étaient aussi brumeuses qu’un matin d’automne dans le bocage normand. Alors, quand Claude fit jaillir de son cerveau « La Solution Financière », Ari partit dans une franche rigolade.

Elle ne dura que quelques secondes. Claude calma le jeu et demanda à Ari de bien y réfléchir. La Solution était pourtant évidente. La mise en place en était facile et elle ne coûtait rien en mise en œuvre. « Sauf mon temps ! » fit remarquer Ari. « As-tu quelque chose de mieux à faire que de pondre tes foutues analyses de droite pour ces connards de fonctionnaires européens ? » questionna Claude. Et l’affaire fut entendue.  

***

Ari s’était donné à fond dans cette nouvelle activité. Il s’enfermait pendant deux ou trois mois, pondait des notes et des notes, et donnait naissance aux personnages qu’il avait observés au jour le jour dans différents lieux pendant ces périodes qu’il qualifiait « jours d’enquête ». Elles s’étalaient généralement sur quatre semaines, voire six. Durant ces moments, il cherchait le public : en rue, sur les terrasses, dans les halls d’aéroport ou de gare, dans les salles d’attente ou encore dans les dîners auxquels Claude le conviait. Il se mettait à tous les observer, à les comprendre.

Toujours muni de son carnet et de son dictaphone, Ari racontait la vie des gens ou l’inventait quand il ne possédait pas assez d’éléments. Petit à petit et au fil des deux années qu’avaient duré les observations, il était capable d’imaginer la vie des autres, rien qu’en les voyant. Deux ans déjà !  

« Une seule condition », avait ânonné Ari, lors de cette soirée de 2015. « Je t’écoute », avait répondu Claude. « Je n’apparais nulle part. Tu négocies tout. Ils peuvent savoir que c’est moi qui écris, mais l’information est confidentielle… contractuellement même ». Bien sûr, Claude avait accepté.  

Deux ans que ce drôle de business durait. Ari créait des personnages. À la base, il excellait déjà dans cet exercice. Mais depuis qu’il ne faisait plus que ça, il s’était perfectionné à un point tel qu’ils en devenaient réels. Il était capable de composer des familles entières, de rédiger des biographies croisées. Ses fiches étaient parfaites, aucun détail ne manquait. C’était comme si ces êtres vivaient vraiment. Leur donner vie ne demandait qu’une photo ou un jeu d’acteur, même scolaire ou mauvais.  

Économiquement, l’opération était intéressante. Claude prenait son immuable pourcentage : quinze points. Et Ari récupérait le solde en paiements fractionnés et mensualisés. Cela avait été une exigence de Claude qui connaissait l’oiseau et ses mœurs parfois étranges. Ari n’aimait pas posséder des choses. Il était propriétaire de son appartement parce que Claude l’y avait presque forcé. Idem pour les quelques économies.  

En revanche, Ari aimait les voyages, les rencontres et les choses futiles selon Claude : de beaux hôtels, de jolies fringues, et cette drôle de passion pour la course hippique. Bref, Claude était son agent, certes. Mais il était aussi son éditeur, son conseiller, le type qui pensait à tout à sa place. Et Ari ? Qu’était-il pour Claude ? Il arrivait parfois à Ari de se poser la question. Certainement pas un Eldorado littéraire. Quoiqu’avec la vente de personnages en ce printemps 2017, les revenus avaient doublé. La mensualité d’Ari était maintenant plus que confortable. La stratégie d’Ari était payante, et des personnages, il en avait encore en stock. La « Galerie » grossissait à vue d’œil, pour le plus grand bien de tous. Ari et Claude y trouvaient leur compte, et les auteurs et éditeurs bénéficiaient de travaux d’orfèvrerie en matière de personnages, des leurs attributs physiques, psychiques, psychologiques ou sociaux.  

***

Puis, il y avait eu ce jour de mars 2017. Plus précisément, cette fameuse soirée où tout avait changé.  

Comme chaque année, Ari avait refusé de se montrer à la Foire du Livre de Bruxelles. D’ailleurs, il refusait tous les autres salons littéraires, sauf celui de Montréal au Canada où « Retour au Boulevard des Nimbes » et « Noire Police » avaient connu un petit succès. Un succès moindre que le premier roman, mais un succès quand même. Quant à Claude, exilé à Bruxelles depuis le début des années 2000, il y était comme chez lui. Prenant son rôle d’agent très au sérieux, que ce soit pour Ari ou pour les autres auteurs dont il s’occupait dans une moindre mesure, le salon de Bruxelles, c’était son terrain de chasse. The place to be

Les éditions « le Rose et la Noire » y étaient présentes comme il se doit avec un stand de bonne taille. Un comptoir en merisier avec deux charmantes hôtesses. Des portraits des principaux auteurs sur les murs, des bouquins dans de jolis rayons, en merisier eux aussi et un petit salon. Un plus petit stand annexé au principal voyait son entrée cachée par un petit rideau aux motifs coquins derrière lesquels se cachaient les œuvres plus sulfureuses du catalogue. Moins de dix-huit ans, s’abstenir. Un peu en retrait, un petit salon pouvait recevoir quatre personnes. Selon Claude, leur meilleur client était venu s’y asseoir sans y être invité.

« Comme ça, il s’est assis et a demandé à te parler des profils ? » avait demandé Ari. Claude avait acquiescé et avait raconté cette étrange rencontre.  

 Monsieur Svenson avait la quarantaine déjà bien entamée. Des cheveux presque longs, une barbe partielle en forme de bouc, fournie, elle aussi, et de couleur poivre et sel. Son regard était profond, les yeux ronds et enfoncés dans un visage anguleux sauf au niveau des joues. Les rides étaient profondes et les pattes d’oie marquées, très marquées même. D’après l’interrogatoire discret fait par Claude, Svenson était né en 1967, en Allemagne au beau milieu d’une caserne de l’U.S. Army. Une mère colombienne et un père made in Utah avec de lointaines origines hollandaises avaient donné la vie à Juan. « Oui, il s’appelle Juan ».  

Toujours d’après Claude, Svenson était cultivé et semblait faire preuve d’un certain rigorisme en tout. Sans doute, l’emprunt des airs paternels devait y être pour quelque chose. La poigne était ferme, la stature imposante et l’homme se tenait droit, même assis.  

« Il édite quel genre de livres ? » avait demandé Ari. Claude, pour toute réponse avait mot pour mot repris ce que Svenson lui avait dit « aucun livre, nous faisons des études très sérieuses, de la prospective. »  

Claude rassura Ari. Il avait vérifié que la société Analytika existait bien, qu’elle était inscrite aux greffes du Tribunal du commerce de Bruxelles, et qu’elle bénéficiait bien d’une reconnaissance auprès du Parlement et du Conseil. Tout était en règle.  

« Des personnages pour des études ? » s’était inquiété Ari. « Oui, tu sais c’est comme l’armée américaine qui demande à des auteurs de science-fiction de créer des scénarios pour le futur. Des scénarios sur lesquels les stratèges se basent pour créer la tactique de demain. »   Claude s’était montré convaincant et l’annonce du montant alloué par personnage finit par faire admettre à Ari le fait que cela valait la peine. Personne ne pouvait payer près de mille euros par personnage, même pas un Musso ou un Thilliez ni même leur maison d’édition.  

***

Le premier mois, Ari suivit scrupuleusement le cahier de charges très simple : des « monsieur et madame Tout-le-Monde » vivant à Paris ou à Bruxelles. Le premier mois, il voyagea donc entre les deux capitales pour voir des gens et prendre des notes. Toutefois, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer ce à quoi ces profils allaient bien pouvoir servir. Seraient-ils des victimes d’attentats terroristes, peut-être des otages ou simplement des criminels lambda ? Pourquoi pas ?

De toute évidence, puisqu’on attendait de lui des biographies complètes comme celles qu’il fournissait aux auteurs en manque d’inspiration, il décida de faire le travail consciencieusement en oubliant le plus possible pour qui et pourquoi il travaillait.

Comme par habitude, Ari s’enferma durant les mois de mai et juin 2017, pour écrire. Plus exactement, il écrivait la nuit, dormait jusqu’à quatorze heures, rêvassait un peu et allait faire un footing vers dix-sept heures. Il mangeait ensuite, coupait son téléphone et se mettait à rassembler ses notes pour écrire les biographies dans un format standardisé. La commande précisait onze hommes et neuf femmes d’origine européenne, aucun immigré.  

Au mois d’août 2017, les vingt personnages furent livrés dans un dossier unique. Ari, sous les conseils et l’instance de Claude, avait mitonné les profils aux petits oignons. Il y avait de quoi écrire une nouvelle à la Balzac.   Les personnages avaient du relief.

Ari se vit dans l’obligation d’attendre la fin du mois d’octobre pour avoir un retour sur le travail fourni. Juan Svenson, selon Claude, était enchanté. Les personnages s’intégraient à merveille dans les scénarios catastrophes sur lesquels son équipe travaillait. Mieux, certains personnages leur avaient donné des idées. Des histoires étaient bâties au départ de la meilleure matière première qu’il puisse être : des personnages modelés. 

Les mois de novembre et décembre furent pour Ari des vacances. Le chèque de Svenson n’était pas en bois, d’ailleurs le mécène avait gratifié Ari et Claude d’un bonus supplémentaire qui portait le portrait aux environs de mille cinq cents euros l’unité, conversion dollar-euro faite. Ainsi Ari végéta quelque peu, mais commença un projet fou, celui de construire une « vraie galerie », une source dans laquelle il pourrait puiser à chaque nouvelle demande. Il voulait prendre de l’avance en créant une foultitude de personnages, que ce soit pour des romanciers ou des clients plus particuliers comme Svenson. « Le monsieur Tussaud du personnage de fiction, voilà ce que je veux devenir ! » avait annoncé Ari à Claude. Et il s’était mis au travail.  

Son rythme avait changé. Il avait préféré l’écriture matinale, le sport ensuite, et les sorties le soir pour rencontrer des gens, sa principale source d’inspiration. Le travail était devenu méthodique, presque religieux. L’interaction entre les personnages était devenue possible, et certains d’entre eux connaissaient des destins croisés, des trajectoires parallèles.

Claude s’était grandement étonné de la réponse d’Ari quand il lui avait demandé combien de jours il lui fallait par personnage. « Ça ne marche pas comme ça ! » avait expliqué Ari. La seule statistique valable consistait à se baser sur les résultats finaux. Sur une semaine, il pouvait faire aboutir quinze personnages avec des biographies sommaires. Sur un mois, il était capable de pondre un peu plus de cinquante profils, biographies croisées et complètes terminées. Voilà pour ce qui était du rythme de travail d’Aristote Livuzian, ex-auteur, nègre biographique. Et cela payait. 

En mars 2018, Ari prit quelques jours de relâche. Plus question pour lui de fréquenter Libeuro, ce regroupement de parlementaires Européens libéraux qui œuvraient à une Europe plus libérale, moins spongieuse socialement, plus à droite et asservie au Capital. Fini pour lui de chiquer des idées pour les autres et de les transposer pour que les donneurs d’ordre en comprennent le message. Terminé. Les rixes avec les autres camps par mots interposés dans des analyses ou des discours amphigouriques dont il était l’invisible compositeur : oubliées. Cela étant, ne plus affronter les têtes pensantes des extrêmes, de droite comme de gauche, lui manquait un peu. C’était encore la seule utilité qu’il avait trouvée dans son emploi précédent, combattre les ogres affamés de la liberté des autres.  

Avec ces changements, les raisons d’appeler Sofia tous les deux jours allaient manquer. Ils s’aimaient, il en était certain. Elle aussi. Le temps, en revanche, n’avait jamais synchronisé leurs vies. Et c’était le cas depuis Sciences-Po, Paris. Pourtant en 2010, il avait pensé que ses fonctions d’analyste et de rédacteur chez Libeuro étaient « la » bonne raison pour elle de se rapprocher de lui plus encore. Mais la vie s’était chargée de tracer un nouveau sillon professionnel pour Sofia : Radio France l’avait engagée comme journaliste internationale. Et Bruxelles n’était pas dans son scope. Il leur restait les Skype, les coups de fil de fin de soirée où l’un ou l’autre regrettait d’avoir pris telle ou telle route sans se soucier des intentions et des contingences de l’autre. Mais ils s’aimaient, ils s’aimaient.

Alors Ari, en cette fin mars 2018, s’était pointé chez elle, quelques jours seulement. Une pause dans le temps, une suspension dans leur vie. Début avril, il avait remis sur le métier sa « Galerie » ; une urgence en Éthiopie ayant déclenché le départ soudain de Sofia pour Addis-Abeba dont les habitants fêtaient, ou pas, la nomination d’Abiy Ahmed comme Premier ministre du Pays des Origines.  

***

Jusqu’à la fin de l’hiver 2018, Ari se concentra sur sa « Galerie ». Claude continuait à vendre des profils, des personnages. Il était parvenu à étendre l’offre à une clientèle plus internationale, grâce à Svenson. Juan l’avait mis en relation avec d’autres clients. Cette fois de véritables éditeurs made in America. Le duo vendait ainsi une vingtaine de personnages par mois, en fonction de la demande. Les autres personnages, qu’Ari créait monastiquement, venaient remplir une sorte de réserve de recrutement.  

Son appartement était devenu une nourricerie pour personnages. Ils y prenaient vie, s’y éduquaient, s’y mariaient, connaissaient des coups du sort. Parfois, la chance frappait à leur porte, d’autres fois, ils loupaient le coche. Leur intimité prenait sa source au milieu de ces meubles sobres et noirs, sur le bureau Empire, la seule touche rustique dans cette loggia de la modernité. L’ordinateur chauffait le sous-main en cuir rouge, et le ventilateur du Mac faisait parfois trembler quelques ustensiles de bureau et le verre de Xérès, intime compagnon des temps d’écriture d’Ari. 

En véritable démiurge, Ari ne créait pas seulement des personnages, il leur façonnait aussi un monde dans lequel ils pouvaient évoluer et vivre. Presque tout était vrai, il se servait d’universités existantes, de villes, de villages, d’écoles, de meutes scoutes. Tenez, la onzième unité d’une petite ville frontalière entre la France et la Belgique, par exemple. Tout était dans le détail. Quand il créait un personnage, Ari s’intéressait à son année de naissance et notait méticuleusement quels étaient les faits marquants de son jour et de son mois de naissance. Ainsi reportait-il sur la biographie du personnage les éléments qui auraient pu influencer ses parents à choisir tel ou tel prénom. Ari poussait sa méticulosité à l’extrême en choisissant les noms de baptême et en fonction des tendances de l’époque, de l’origine sociale du personnage. Pour les noms de famille, Ari se servait d’annuaires téléphoniques de l’époque chinés en ligne sur le site Delcampe.Net.  

La « Galerie » s’étoffait. Elle se chiffrait à près de deux cents personnages en stock continuel en décembre 2018. C’est alors que le troisième « momentum » arriva. La vie d’Ari avait changé quand Claude avait éclairé leur vie de cette idée de « Galerie ». Ensuite, avec la commande de Svenson, Ari était monté en puissance. L’incursion de Juan dans la vie d’Ari allait vraiment tout chambouler. 

***

Cela devait être en janvier 2019. « Comment ça ? Arrêter ? » demanda Ari, interdit. « Pas arrêter, mais travailler exclusivement pendant quelques mois pour Analytika, la société de Svenson », répondit Claude. « Combien ? », avait demandé Ari par deux fois. « Cent vingt profils avec une dernière livraison dans un peu plus d’un an. En février 2020 », avait confirmé Claude. Des livraisons par acomptes et fractionnées. Ari n’avait pas reçu la nouvelle à bras ouverts. Cependant, le montant total était intéressant, il effaçait les quelques inquiétudes d’Ari. Puis, Claude avait eu l’intelligence de minimiser le rythme et la vitesse de croisière d’Ari. « Cela te laissera aussi du temps pour continuer à faire grandir ta Galerie, sans y puiser le moindre profil pour Svenson ».  

En revanche, le cahier des charges était plus rude, plus contraignant. Certains personnages devaient avoir vécu dans telle ou telle ville. D’autres devaient impérativement travailler dans un secteur précis. Il en allait de même pour leur situation maritale ou encore leurs antécédents médicaux ou judiciaires. Les préférences sexuelles et les appétences politiques, aussi.

Mais la révolution, le véritable changement, consistait à obliger Ari à rencontrer physiquement Svenson pour les livraisons. Ainsi, il était prévu que les deux hommes se voient une première fois en avril, puis en juillet et octobre 2019. Pour l’année 2020, l’ultime livraison était envisagée en février, si Ari parvenait à tenir le rythme. Concernant les modalités de paiement, il avait été convenu qu’un solde de cent mille euros serait payé à l’issue du travail, et que chaque mois, la société Analytika paierait aux Éditions « Le Rose et la Noire » un montant forfaitaire mensuel d’un peu plus de huit mille euros. De quoi faire un total de deux cent mille euros à la fin du deal.  

***

Huit mois avant le pic épidémique, Bruxelles

En cette fin de matinée du mardi 2 avril 2019, le thermomètre talonnait les douze degrés. Le soleil était de la partie et les nuages avaient déserté la toile qui s’étalait devant Ari. Debout, devant l’entrée du parc du Cinquantenaire côté Mérode, il observait l’arche surmontée du quadrige et son Brabant brandissant l’étendard national. Bien que vermoulue, l’œuvre l’avait toujours impressionné. Bruxelles était assurément une ville culturelle, même pour le Français, un peu chauvin, qu’il était. Aussi, lorsque Juan, par l’intermédiaire de Claude, avait proposé comme lieu de rendez-vous le Musée Royal de l’Armée et de l’Histoire Militaire – le MRA –, Ari avait tout de suite pensé à faire la comparaison avec les Invalides. À chacun ses gloires et sa grandeur ! 

Toute proportion gardée, Ari longea l’allée de piliers sous un préau dénué de nom de batailles victorieuses et entra dans le MRA. Le hall était immense, les trois préposés à la caisse avaient des mines de cerbères, voire de sentinelles mal éveillées. Sans aucune marque de sympathie humaine, le factionnaire dédié aux visiteurs francophones lui tendit son billet contre paiement, et l’invita avec insistance à déposer son sac à dos dans la salle des « coffres » prévus à cet effet. Ari se soumit à l’injonction avec une certaine discipline et plongea derrière le plexi du petit box ses effets personnels. Il vérifia toutefois que la clef USB était bien dans la poche arrière de son jean.

Par réflexe, il porta la main vers la poche avant droite de son pantalon, hésita un moment, ouvrit le box à l’aide du code à trois chiffres fraîchement choisi, et fouilla son sac. Rien. Encore une fois, Ari avait oublié son téléphone. La guigne ! Il ne savait plus vraiment où il l’avait laissé et se souvenait encore moins du nom de la galerie dans laquelle le rendez-vous était prévu.

En toute logique, Ari commença la visite par la salle numéro 2, la « salle historique ». Autour de lui, une myriade de vitrines poussiéreuses hébergeaient quelques uniformes et pièces légères. En haut des murs, et sur toute la longueur de la pièce, des drapeaux belges – noir, jaune et rouge – faisaient une haie d’honneur de part et d’autre de cet immense vestibule. D’imposants canons aux affûts relevés pointaient fièrement vers les hauteurs comme pour sonner les 101 coups[1].   

Il arpenta le corridor, serpenta parmi les vitrines de bois et de verre contenant uniformes, oriflammes et étendards. Lorsque soudainement, un homme d’environ un mètre quatre-vingt-dix aux cheveux poivre et sel, aux yeux d’acier et à la barbe fournie, s’approcha de lui. Le visage était anguleux des tempes jusqu’aux bajoues que soutenait une mâchoire impressionnante, un peu simiesque, reliées par une bouche très large abritant des dents anormalement grandes. L’homme plongea son regard dans celui d’Ari.  

  • Ne serait-ce pas notre marchand d’âmes ? demanda l’homme.
  • Euh, si ! Vous êtes Monsieur Svenson, c’est bien cela ? demanda Ari en lui faisant face, la main tendue.
  • En personne, Monsieur Livuzian. Mais permettez-moi de vous proposer de ne pas nous encombrer de détails, Aristote. Tutoyons-nous.
  • Mes amis m’appellent Ari, tout simplement Ari.
  • Et moi Juan ! Comment allez-vous ? Quelle belle journée, non ? 

Ari était impressionné, et il le fut encore plus quand il vit la taille des mains de son interlocuteur. Il n’y avait pas à dire, Juan n’était pas du tout à l’image qu’Ari s’était construite depuis les quelques mois où il travaillait pour lui. Se rencontrer n’était peut-être pas une si bonne idée que ça de son point de vue. Juan dégageait quelque chose d’anormal, d’incongru. Son accent américain et sa voix grave n’arrangeaient rien au tableau. 

  • Ne trouvez-vous pas étrange que les musées comme ceux-ci ne fassent la part belle qu’aux armes et aux drapeaux ? 
  • Euh, si, répondit Ari.
  • L’homme, pourtant, devrait être au centre de tout ce ramdam guerrier et de ce patriotisme mal placé.  
  • Je ne vous suis pas, désolé.
  • Eh bien si, au contraire ! Ici, on respire mal la peur des soldats. On porte sur l’autel de la gloire nationale des uniformes vides, mais sans sueur, du matériel propre sans boue, des noms de bataille comme des noms de rue, mais sans jamais parler des hommes, des personnages mis à part ici et là les noms de certains colonels ou généraux !
  • C’est vrai, admit Ari avec une certaine hésitation dans la voix. 
  • Ce sont pourtant les hommes qui créent les histoires et l’histoire avec un grand H ! Et qu’en est-il de la femme qui a cousu ces épaulettes, là ? dit-il en montrant du doigt une vareuse de style Empire.
  • Je ne sais pas, confirma Ari.
  • Eh bien, personne ne parle d’elle ! Non ! On préfère discourir d’un Jean Moulin ou vanter une Rosa Luxembourg, que d’évoquer ne fût-ce que l’existence du petit ouvrier, moins aventurier, mais bien plus attaché à la Nation, selon moi, que ces audacieux héros !
  • C’est pour ça que je préfère aller chez Tussaud, indiqua Ari en regardant vers le plafond.

Juan se tenait debout, tétanisé par son propre discours. Habité ? Sans aucun doute, l’était-il. Quant à Ari, il remarqua le français parfait, l’utilisation de mots idoines et la construction harmonieuse des phrases. Un étranger éduqué, pensa-t-il du haut de sa francophilie. 

Les deux hommes empruntèrent le chemin vers les autres salles et les visitèrent comme s’ils étaient deux simples touristes à Bruxelles. Juan n’évoqua ni son boulot ni la commande de personnages durant ce temps. Il fut question de tout et de rien, de banalités au sujet des guerres, de la place de l’Europe sur l’échiquier international et de l’obligation des pays, pourtant souverains, de faire abnégation de leur ADN au profit des décisions prises au Berlaymont. Même la pourtant très réputée salle « Air et Espace » ne fit pas plus d’effet à Juan que cela.  

La fin de la visite laissa à Ari un goût étrange, celui du questionnement. Il resta devant les marches du Musée en regardant Juan Svenson s’éloigner et lui faire signe de la main, de dos, sans se retourner. Comme convenu, Ari avait respecté le deal. Tous les profils étaient sur la clef USB qu’emportait Juan. Ils étaient uniques, Ari avait détruit toutes les copies.

***

  • Comment dis-tu qu’elle s’appelle sa société ? demanda Sofia.
  • Analytika. J’ai vérifié, elle existe bien.
  • Alors, pourquoi es-tu inquiet, dis ? Et qu’est-ce que tu fais pour eux, des analyses politiques ?
  • Écoute, non. C’est plus compliqué que ça. S’il te plaît, renseigne-toi auprès de tes collègues.
  • Ça va, ça va. Dans quoi t’es-tu fourré ? Pas de bêtise, hein ? Tu viens me voir bientôt ? 
  • Je te rappelle. Je t’embrasse. Je… Allez, salut ma gazelle.

Ari raccrocha, songeur. Cela ne faisait qu’une heure qu’il avait quitté Juan, et déjà, son cerveau fulminait. Naturellement, il avait pensé à Sofia en premier lieu. Toutefois, il lui restait aussi quelques contacts à appeler, des contacts géographiquement plus proches, ici à Bruxelles.

Dans la soirée, les informations de Sofia mises à part, les premières nouvelles commençaient à tomber, la plupart par courriel. Analytika était une entreprise connue sur la place européenne. La plupart des informations corroboraient celles figurant sur le site web de l’entreprise et dans les articles qui lui étaient consacrés. Quelques contacts d’Ari avaient noté la position très atlantiste défendue dans la plupart des analyses rédigées par l’équipe de Juan. Enfin, un journaliste un peu dingue avait émis l’idée d’une proximité existante entre Analytika et les services secrets américains. Ari sourit en lisant cette remarque. « À chaque fois qu’un Amérloc bosse en Europe, il y a toujours un bobardier pour penser qu’il biberonne à la mamelle de la reine des agences, la CIA », dit-il tout haut assis dans son canapé, l’ordinateur sur les genoux et la cigarette au bec.

Ce ne fut que le lendemain qu’il fut totalement rassuré en lisant le courriel de Sofia. À la rédaction de Radio France et en particulier au sein de son service « Europe », on connaissait la petite société spécialisée en prospective sur les risques sociétaux. RAS, rien à signaler. 

C’était tant mieux. Ari n’était pas parvenu à aligner la moindre ligne dans la moindre biographie de personnage. C’était comme si son cerveau s’était mis sur « off » le temps de savoir.   

Apaisé, il avait continué à écrire.  

***

Le temps de la deuxième livraison arriva au terme convenu, en juillet. Le temps était encore plus beau que la première fois, le lieu identique, mais Juan avait insisté pour qu’Ari l’attende à l’ombre, dans l’une des allées arborées du parc du Cinquantenaire. Comme toujours à cette époque, les allées recevaient des coureurs, des marcheurs et de nombreux vélos d’enfants. Les pelouses étaient emplies de flâneurs, de sportifs se reposant et d’amoureux allongés, les yeux dans les arbres ou tournés vers le ciel. L’endroit respirait le calme et la sérénité dans ce poumon vert de la capitale européenne.  

  • La mosquée déforme le paysage, tu ne trouves pas ? demanda Juan en s’asseyant sur le même banc qu’Ari.
  • On ne la voit pas trop avec les arbres, en été ! 
  • Moi je trouve que c’est ennuyant de mixer tant de cultures au même endroit. C’est étonnant cette mollesse des autorités belges. Ce peuple pourtant brave, comme disait César.
  • On doit vivre avec son temps, fit remarquer Ari qui ne savait sur quel pied danser. 
  • Tu crois que je te provoque ? Que je cherche à savoir ce que tu penses ? demanda le très incisif Juan en croisant les jambes et en allongeant les bras sur l’arête dorsale comme si le banc lui appartenait.
  • Non, je crois que tu penses ce que tu dis. Mais je t’avoue que je m’en fous un peu.
  • Non, non, non ! Ari, Ari, Ari ! Tu te demandes pourquoi je t’ai choisi ! Tu en es encore à te poser cette question-là. La question que tu te poses depuis le premier portrait que tu as fait pour moi !  

Ari eut un passage à vide. Il se devait de reconnaître que Juan était un manipulateur né, mais surtout qu’il n’avait pas tort.

Juan détendit un peu l’atmosphère en proposant à Ari de l’accompagner pour le déjeuner. Il promit de tout lui expliquer entre l’apéro et le café. « Tout, je te dirai tout. »   

À la terrasse du restaurant-grill le Whitlock, il restait une table pour deux personnes. Juan devait avoir préparé son coup, pensa Ari, car elle leur était réservée. Juan avait une longueur d’avance sur tout, et semblait tout savoir. Le pire, songea Ari, était sa capacité à prévoir, à anticiper les autres. Tout en commandant et en inspectant les lieux pour mieux se le remémorer ultérieurement, Ari admit en lui-même que Juan lui plaisait, intellectuellement parlant. Il aurait rêvé d’être aussi sûr de lui, de pouvoir bénéficier de ce comportement assertif qui donne aux hommes qui en jouissent et en usent comme un air de supériorité inégalable. Ari se demanda si ces gens-là se reconnaissaient entre eux quand ils se rencontraient pour la première fois.  

  • Tes portraits, tes personnages nous servent à alimenter un logiciel de prospective et d’analyse comportementale.
  • Ah bon ! fit Ari avec un léger dédain.
  • Oui. Ils sont comme réels. D’ailleurs pour l’ordinateur qui les traite, ils le sont. Ils vivent, comprends-tu ? 
  • Réels ? 
  • Oui. Lorsque nous simulons des attaques terroristes ou des, je ne sais pas moi, tiens, des épidémies ou des crises sanitaires, un Monsieur X ne peut pas avoir d’avis. Et Monsieur X ne peut pas répercuter sur son prochain vote communal, fédéral ou national, son mécontentement. Tu comprends ? Tes personnages, complexes et proches de la réalité, eux le peuvent.

Et Juan récita de mémoire quelques personnages qu’Ari lui avait livrés. Et avec détails.

  • D’où l’intérêt qu’Untel, médecin, divorcé, amoureux d’Unetelle et qui vote à droite porte le patronyme de Durieux et le prénom de Marc, né à Ottiginies le 23 mars 1956, compléta-t-il encore.  

Ari était scotché.   Il hésita. Juan avait-il préparé tout ça comme on prépare un discours politique ou un travail oral à Sciences-Po ? 

  • C’est pour ça que je t’ai choisi, toi, Aristote Livuzian ! J’ai lu tes romans. Il me fallait un auteur capable de créer des personnages plus vivants que nature.  
  • Je ne vais pas te questionner sur mes romans ? J’imagine que tu les as lus. Même ça, finit-il par murmurer, tu l’as fait !
  • Allez quoi ! Ari, mon ami. Elle n’est pas belle la vie ! Tes écrits servent, enfin ! Tes personnages sont utiles. En tout cas, plus qu’en étant lus par ces imbéciles de critiques qui n’ont pas compris qui tu es. Ari ! Mon ami, nous allons encore faire de grandes choses, encore. Mais je ne peux pas tout te dire.
  • Je me doute. Tu me payes, et c’est bien comme ça. 
  • La notoriété arrivera, un jour ! Tout ce que tu écris, même si tu ne peux le conserver, tu en acquiers de l’expérience. Crois-moi. Confiance, mon ami, confiance.

Voilà bien le genre de baratin qu’Ari abhorrait, mais il avait beau lutter, Juan, s’il était convaincant, essaimait aussi des lueurs de vérité dans son discours.  

Comme convenu, à la fin du repas, juste au moment du café, Juan avait répondu, somme toute avec quelque inhérence naturelle, aux questions d’Ari. 

Finalement, il trouvait Juan un peu excentrique, intelligent et sympathique. Le naturel revenant au galop, il lui posa de nouvelles questions plus intimes. Aux cafés se succédèrent quelques bières blondes et ambrées jusqu’en fin d’après-midi.  

Lorsqu’Ari rentra chez lui, il nota rapidement dans un carnet et à la volée les phrases suivantes.

« Juan est né en Allemagne en 1967 dans une caserne américaine. Sa mère est colombienne et son père vient de l’Utah. Juan passe sa jeunesse en Europe. À vingt ans, après de courtes études en interprétariat (anglais — arabe), il s’engage dans les Marines où il sert dans différents pays sud-américains. C’est de là que lui vient son côté boy-scout américain ». Il ajouta un tas de questions aussi, celles qu’il lui poserait plus tard, en octobre comme convenu.

***

Le troisième rendez-vous fut, tout simplement, reporté d’une quinzaine. Et à la nouvelle date choisie, le 16 novembre 2019, Ari fut invité à déposer la clef USB dans les luxueux, mais peu meublés locaux d’Analytika en bordure du parc du Cinquantenaire, de l’autre côté du complexe de l’École Royale militaire.  

L’accueil fut assez chaleureux. Ari dut attendre une bonne dizaine de minutes avant que Juan ne le rejoigne, sourire aux lèvres. Après un café servi aussi rapidement qu’il fut avalé, Juan coupa court, prétextant un vol à attraper à l’aéroport de Zaventem. Une seule chose toutefois avait changé. « J’ai besoin des dernières biographies complètes au plus tard pour la mi-janvier ». Et ce fut tout.  

C’était un camouflet pour Ari, qui pensait déjà pouvoir compléter la fiche de Juan. Cependant, il ne parvint pas à être en colère. Même la morosité ne l’atteignit pas.  

En sortant de la maison de maître, il hélait un taxi quand il vit la plaque nominative juste en dessous de celle de la société Analytika. La plaque cuivrée de facture sobre arborait en lettres noires « Le Bloc des Nations Unies d’Europe » et la mention « BNU ». Ari chercha son téléphone pour prendre une photo, mais encore une fois, Dieu seul savait où il avait laissé le smartphone. Il ferma alors les yeux et se concentra.

Ce ne fut qu’une fois que le taxi eut démarré qu’il sortit un petit carnet de sa poche et nota l’information, il l’entoura et annota « à vérifier ultérieurement ».

Ari rentra alors chez lui et se remit au travail pour la prochaine livraison dont la date allait être avancée suite aux événements sanitaires, mais ça, Ari ne le savait pas encore. 

Quelques heures plus tard, de l’autre côté du globe, sur un marché matinal d’une province de la Chine profonde, un chevillard spécialisé dans les animaux sauvages pendait par les pattes quelques pholidotes chassés la veille. 

***

– FIN DE L’EPISODE 2 –

Vous retrouverez le prochain épisode (3) le 8 avril sur notre site.


[1] Pour célébrer la prestation de serment du (nouveau) Roi, 101 coups de canon sont tirés.  C’est une exception, les principaux “saluts au canon” dans le monde font état de 21 coups.