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La Galerie – Episode 5– SOLEIL NOIR
De grosses larmes chaudes et huileuses coulaient le long des joues de Sofia. Face à elle, Claude portait encore le masque de la souffrance physique, mais il souriait, lui aussi. Le mot laissé par Ari était venu les sauver de leur tristesse.
« Ne t’en fais pas, je vais bien. Je suis passé sans pouvoir te voir. Je remonte dans le nord, un problème à régler. Saloperie de confinement qui m’éloigne de toi alors que je suis devant ta porte. Si tu as l’occasion de fuir au Maroc… comme disait Charles : c’est moins pénible au soleil ! Peut-être pourrions-nous nous y rejoindre. Mon téléphone est déchargé, comme toujours ! Te souviens-tu de notre planque à mots ? Je pense à toi. Ari. »
Sofia était rassurée pour deux raisons. D’abord parce qu’avec Ari en vie, le doute planant sur Claude n’avait plus de raison d’être. Ensuite, parce qu’Ari, en évoquant leur email commun, sorte de boîte aux lettres morte, prouvait qu’il était bien l’auteur du message. En revanche, elle espéra que le « problème à régler » n’était pas en lien avec son désormais faux décès et les tueurs lancés à la poursuite de Claude.
Quant à l’agent d’Ari, un poids lourd s’était envolé de ses épaules à la simple relecture du message griffonné sur une page de carnet. Un des deux meurtres qu’on lui attribuait était déjà résolu, faute de cadavre. Pour celui de Gaelle, c’était une autre paire de manches, mais une chose à la fois. Il était inutile de mettre la charrue avant les bœufs. Savoir Ari en vie le rendait joyeux.
- Il ne sait pas que sa mort est déclarée, à en lire le message, fit remarquer Claude.
- C’est certain, il nous aurait rassurés autrement !
- Toi, pas moi ! Il ne sait pas que je suis ici, dit-il, songeur.
- Mais alors ? Il va filer chez toi ? Il va chercher à se renseigner, non ? Il…
- Il faut l’avertir. C’est quoi cette histoire de planque à mots ?
- On utilise ça pour communiquer quand je suis dans des pays difficiles. Il me laisse des messages sous l’onglet brouillon, comme ça le message ne transite pas entre deux boîtes. Ça reste plus ou moins secret.
- Pas con ! répondit Claude.
Sofia lui tendit les mains alors qu’il était allongé de côté sur le lit. Elle n’avait pas pris le temps d’enlever son perfecto, et les sacs de commissions étaient étalés dans le couloir, devant la chambre d’amis. Il lorgna les seins qui battaient au rythme du cœur, mais au contact de ses mains froides, Claude se ressaisit. Sofia était la chasse gardée d’Ari.
- Il faut l’avertir ! dit Claude en reprenant le contrôle de ses instincts.
- Oui, tu as raison. Envoyons-lui un email sur notre boîte.
- OK. Mais, mettons-nous d’accord maintenant sur la suite des événements.
- Quelle suite ? demanda Sofia.
- En lisant le mot d’Ari, j’ai pensé que… enfin, tu vois ! On ne peut… enfin, je ne peux pas rester ici avec ces tueurs qui me poursuivent.
- Les tueurs, oui. Et aussi avec toutes les polices européennes aux trousses, dit-elle en lui tendant le journal qu’elle avait acheté à la supérette.
En seconde page, juste à côté d’un article mentionnant le meurtre d’Ari, la photo de Claude illustrait son avis de recherche Interpol et confirmait la présence d’une deuxième victime. En lisant le prénom de Gaelle, il frémit et eut quelques regrets. Il n’était, soudainement, plus tout à fait certain qu’elle n’avait pas compté pour lui. Souvent, les départs forcés gangrènent les certitudes que l’on pense rassurantes.
***
Juan avait profité du calme de la fin de l’après-midi pour se reposer un peu. Une sieste de deux heures sur le canapé l’avait requinqué comme s’il avait fait le tour de l’horloge. Dans le cottage du fond du jardin, il se rasa le bord des joues dans la petite salle de bain, tailla sa barbe et se brossa les cheveux poivre et sel avec beaucoup de délicatesse.
Au rez-de-chaussée, on sonna. Une des secrétaires d’Analytika, prénommée Léna, attendait, sous une pluie battante, le plateau à la main, que Juan déverrouille la gâche à distance. Cela ne tarda pas. Elle pénétra dans le petit salon, et y resta en faction. Juan semblait être toujours à l’étage.
Après quelques instants, dans un silence monacal et lourd, une voix ferme venue de l’étage lui ordonna de laisser le café sur la petite table du salon et lui indiqua qu’elle pouvait rentrer chez elle. Léna sortit, interdite d’être délaissée à ce point par son patron qui ne rechignait jamais à la baiser, parfois à même le sol ou dans le parc, contre un arbre.
Depuis la fenêtre et derrière l’épais double rideau de tulle, Juan la regarda s’éloigner en suivant les mouvements de sa croupe. « Elle sait que je la regarde, cette petite vicieuse », dit-il à haute voix comme s’il parlait à son autre moi. En temps ordinaire, il aurait couru derrière elle, l’aurait peut-être emmenée à la cave. Un énorme congélateur s’y trouvait. La dernière fois qu’il avait vu le mastodonte blanc, il avait immédiatement pensé à la croupe de Léna. Le temps n’était pourtant pas à cela. L’opération LAND avait démarré comme prévu. Seules ombres au tableau : Paula Lebrun et Claude Kupfer avaient échappé à Steven.
Ce soir, c’était pourtant le grand soir pour Juan. Après deux ans de préparation, son plan était enfin opérationnel. Son super ordinateur était en bon état de marche et son logiciel prédictif était passé en phase infox. Autonome, il était maintenant capable d’inonder les canaux divers et variés des messages servant la Cause. Et tout cela avait été pensé, créé et mis en place au beau milieu de l’Europe, à l’épicentre des Institutions qui avaient, sans le savoir, financé les outils et les ressources qui allaient conduire à leur perte.
Il fixa l’écran de son téléphone. Le dernier message de Steven indiquait qu’il serait de retour aux environs de cinq heures du matin. Juan le convoqua par SMS : « Endroit habituel à huit heures demain matin. » Une fois n’était pas coutume, Juan allait devoir se passer de son garde du corps pour se rendre à la réunion secrète du BNU. Il passa son costume, but une lampée de Chivas et fit l’inventaire en marchant des points à aborder durant la réunion du soir.
***
À la simple évocation des nom et prénom de Jacques Durand, Ari, toujours engoncé dans le canapé du pavillon de chasse picard, l’armagnac à la main, n’avait pas moufté. Aussi, quand le nouveau président du Rassemblement National, Émile-Jean Roismier, indiqua que Durand était un ancien militaire vivant à Lesbos, qu’il était le neveu d’un ancien élu de gauche dont on taisait le nom et que l’homme avait été poursuivi pour des faits de mœurs, Ari tendit l’oreille, presque mécaniquement, comme si cela s’était fait en arrière-plan.
« Qu’essayez-vous de nous dire, Monsieur Roismier ? », demanda le présentateur. « Que ce virus, s’il n’est pas un châtiment divin, nous enjoint à nous poser la question de la différenciation que ce dernier fait entre les différents ADN ethniques », confirma Roismier, froid et sûr de lui. « Allez-y, détaillez, il nous reste trois minutes ». « Le sergent Durand, pour lequel je n’ai aucune affection ni politique ni sociale, est mort en moins de deux jours alors que les deux migrantes avec qui il menait, disons-le avec des gants, une vie dissolue depuis un mois, sont en parfaite santé sans aucune trace du BTA12. » Le journaliste, estocadé par les propos du tartarin, ne broncha pas. Le populiste poursuivi de bon aloi. « Qui nous dit que ce virus n’est pas génétiquement défavorable aux Européens de souche, dites-moi ? La fermeture des frontières est vitale, pour notre survie, pour celle de nos enfants, pour la continuité de notre race. »
« Quel connard », souffla Ari. En ces temps difficiles, les vrais visages apparaissaient sous les masques diaphanes. Par réflexe, Ari chercha à rembobiner l’émission, mais il dut se résoudre en constatant la vétusté du poste de radio orangé. « Connard… » « Connard que je suis… » « Mais, oui ». Il était tellement choqué par ce qu’il venait d’entendre, qu’il fit fi de la première information qui tournait en arrière-plan dans son cerveau. Il avala le reste du verre et se leva. Il alluma une nouvelle cigarette et marcha dans le salon. « Connard ».
Soudain, au rythme des pas, les blocs remplirent les bonnes cases. Il se rua sur la tablette encore emballée. Puis il se reprit. À quoi bon configurer cette tablette ? S’il insérait sa carte SIM dans n’importe quel appareil, il laisserait des traces. Pire, il serait peut-être repéré sur le champ. Décidément, se dit-il, l’aide de Juan, qu’il soupçonnait pourtant de n’être pas tout à fait clair, serait la bienvenue. Il reprit le contrôle. Après tout, déjà deux profils, deux personnages créés pour Juan avaient pris vie. De deux choses l’une : soit Juan était victime de la même cabale que lui, soit Juan était le magicien qui agitait les enfers autour d’Ari. Brièvement, il pensa au corps de son client Airbnb, mais chassa les émotions qui le traversaient.
Il lui fallait garder la tête froide et avoir accès à de l’information. Cela devenait crucial. Qui peut gagner sans s’informer de nos jours ?
D’abord, il fouilla toute la maison, encore une fois. La ligne téléphonique fonctionnait, mais l’appareil était rudimentaire. De plus l’installation datait de Mathusalem, avec sa prise en T, la fameuse F-010. Il n’y avait qu’un Minitel pour se connecter à ce genre de vieux brol. Il inspecta ensuite les caves. Là, il trouva sur une étagère pleine de poussière, au milieu d’appareils de torréfaction et de vieux outils, un Minitel. Malheureusement depuis 2012, le service, pourtant innovant et presque précurseur de l’Internet, n’était plus disponible.
Le pavillon était désuet dans son entièreté. Il pesta alors contre son aversion pour le numérique et le digital. L’information était le nerf de la guerre, il le savait bien. Il le ressentait même. Il lui fallait trouver une solution. Ari décida donc de marcher un peu dehors, autour de la maison, histoire de trouver une martingale. Il enfila sa veste, en remonta le col, écrasa sa cigarette dans le cendrier du hall d’entrée, et éteignit les lumières avant d’ouvrir la porte. Il jeta un coup d’œil derrière lui avant de la refermer. Seules les braises incandescentes projetaient une nitescence rouge de faible intensité. Les nuages avaient laissé la place à un quartier de lune vers lequel les flaques au sol renvoyaient l’image dépolie.
***
À cette heure déjà, plus aucune voiture ne circulait. La soirée ne faisait que commencer et l’on croisait, sur le périphérique bruxellois, autant de véhicules de police que de personnes osant s’aventurer à l’extérieur, dans une période qui ressemblait de plus en plus à un couvre-feu.
En moins de vingt minutes, Juan avait atteint la sortie du ring menant à La Hulpe. Autrement appelée la Porte des Ardennes brabançonnes, cette commune ultra-boisée, riche banlieue-dortoir, offrait un cadre idéal à bien des égards. Pour qui cherchait la discrétion, même économique, c’était l’endroit parfait. Tout le comité de direction de Beylaeir avait été séduit par cette proximité avec la capitale bruxelloise. « Si vous payez vos taxes, personne ne vous posera de questions », avait martelé l’expert-comptable. Ainsi, cette société spécialisée en investissements et développements pharmaceutiques, en apparence bien sous tous rapports, s’était installée et avait prospéré tant au niveau des acquisitions que des opérations de sponsoring et lobbying. Bruxelles oblige.
Le siège social était entouré d’un parc domanial et offrait tout le luxe de la campagne à quelques encablures de la ville et de ses facilités : gares, aéroport et réseau autoroutier fourni.
Juan s’engagea dans la longue allée de quatre-cents mètres après avoir passé les grilles et le portique de sécurité où il avait montré patte blanche. Il dépassa le premier bâtiment, une immense maison de maître. Des lampes LED étaient disposées tout au long de la route au revêtement si impeccable que les voitures n’y faisaient aucun bruit. Il croisa deux patrouilles de deux hommes et un chien, et s’arrêta face à un étang, éclairé lui aussi. La pluie venait de s’arrêter.
Juan sortit du véhicule, ouvrit la porte arrière-droite, enfila son veston et son pardessus et se réfugia sous le parapluie que venait de lui tendre un des nombreux gardes de la propriété. Le cerbère n’avait pas l’air commode du tout. Le visage carré et émacié arborait une petite bouche fermée, et se finissait par un menton anguleux en galoche. Les yeux bleus d’acier, ses cheveux presque blonds, et sa corpulence athlétique attestaient de son origine européenne. Tous les agents chargés de la protection du domaine semblaient être issus du même moule. Ici, pas question de faire appel aux sociétés de sécurité où se brassaient trop d’ethnies au goût des véritables dirigeants de Beylaeir. Tout le personnel de sécurité était leurs employés. Engagés par Eux, payés par Eux, et licenciés selon Leur méthode : ad vitam aeternam.
Tout dans ce contexte paraissait propre et net. Les jardins comme les bâtiments, le petit lac comme les bordures des allées, jusqu’au personnel. Celui de jour comme celui de nuit.
Juan prit une profonde respiration en arrivant devant le bâtiment moderne, sorte de rotonde de béton de cinq étages dont trois étaient enterrés. Le temps était venu de passer aux choses très sérieuses.
***
En sortant du lit, elle arcbouta son mètre soixante entre la mansarde et le sol. Une chemise trop grande sur le dos, Paula s’avança vers la fenêtre et tira les tentures. Ce qu’elle vit à travers le double vitrage de la baie la rassura. La vue basse avait un air de « Murmures de la forêt », ce paysage avec ce lac teinté de nuances de verts et de bleus. En remontant un peu le regard, elle voyait se dessiner devant elle quelques coteaux légèrement enneigés et parsemés de brun forestier et de vert abiétin. Un peu plus haut, des crêtes cassées et des reliefs aigus découpaient le ciel d’hiver déjà bleu. Le paysage était alpin, bien que l’altimètre de sa montre intelligente n’indiquait qu’un bon cinq-cents mètres. Pas de quoi en faire une montagne.
La décoration de la chambre était des plus indigènes. Elle cadrait avec les extérieurs : des essences de pins, un épais tapis au sol, une descente de lit caprine, et un lit en bois brut, sous voûte, sur lequel une épaisse couette à motif Vichy rouge et blanc gardait les stigmates de la nuit.
Rassurée donc, elle l’était. Pourtant, elle avait dû se surpasser et faire un important effort sur elle-même pour se retrouver là, sur les hauteurs de Simmerath en Westphalie allemande. Son hébergeur, bien que proche génétiquement, avait longtemps été un inconnu pour elle. C’est pourquoi, avant de descendre prendre le petit-déjeuner dans ce cossu chalet, elle enfila un jeans et un pull à col roulé.
- Bien dormi ? demanda Alain Trisit.
- Très, oui ! Merci !
- Cela doit te rappeler l’Autriche, non ? questionna-t-il sur un ton voisin des reproches.
- C’est vrai. Ça y ressemble, un peu. Et toi ?
- Quoi, moi ?
- Bien dormi ?
- Oui, je te remercie. Depuis que je suis installé ici, toutes les nuits sont bonnes.
- Ça fait combien de temps ?
- Six ans. Dès ma retraite, je suis venu ici.
- Ça change des volcans.
- C’est certain, admit-il.
La relation entre Paula et son géniteur, comme elle l’appelait, était difficile. N’avoir appris son existence qu’à l’aube de ses trente-cinq ans n’aidait en rien. Cinq ans de reconnaissance et quelques dîners, coups de fil et emails partagés n’étaient tout simplement pas suffisants pour que ces deux-là soient complices. Au moins, à ce sujet, étaient-ils au même diapason ?
- Tu me parleras donc toujours de l’Autriche ? demanda Paula.
- Non. Pas toujours. Tu sais ce que je pense de tout ça.
- Justement. Il serait temps de parler de tout ça, comme tu dis. Une fois pour toutes. Et d’ailleurs la raison pour laquelle je suis venue me réfugier chez toi trouve son origine dans mon passé autrichien.
- Je ne t’ai rien demandé, affirma Alain.
- Moi j’ai envie de parler.
D’abord, le silence s’installa entre les lampées de café et les bruits du couteau sur les tartines fraîchement grillées. Enfin le moment de lâcher les mots arriva. Ils ne débarrassèrent pas la table. Cela dura deux heures. Pendant ces longues minutes, parfois ponctuées de pleurs et de Gitanes sans filtre qu’Alain allumait presque l’une après l’autre, Paula exprima toute sa désolation, toute son aversion, aussi, pour l’idéologie qu’elle avait servie. Le prisme de ce qu’elle disait se reflétait dans les yeux de son père pétrifié d’entendre que son absence était l’une des sources de sa haine. Elle avait recherché l’image du père, partout, même dans les réminiscences nauséabondes des pensées d’extrême droite. Puis elle se tut durant un long moment.
- C’est lorsque tu m’as retrouvé que tu as changé d’avis ? demanda Alain.
- Oui. Cela a tout déclenché.
- Parce que je suis pied-noir, parce que ta grand-mère était juive ?
- Non. Si. Pour ça aussi.
- Je te plains. Mais je te trouve courageuse, ma fille.
Pour la première fois de sa vie, l’expression « ma fille » lui était adressée par un homme. Et pas n’importe lequel. Par Alain Trisit, un des sismologues les plus réputés au monde et accessoirement son père.
***
Ari se réveilla à midi. Pour une fois et depuis les cinq derniers jours, il avait dormi comme une masse. Un coup de klaxon l’avait sorti du lit vers dix heures. Il s’était levé et avait discrètement regardé par la fenêtre. Plus bas, une voiture de la Poste avait averti un des rares voisins de son arrivée. En plein confinement, c’était tous les jours dimanche, et il était difficile de tenir la comptabilité exacte des jours.
Le pain avait cuit doucement, jusqu’au cœur, au-dessus des braises qui mouraient maintenant. Cela lui faisait du bien d’être au chaud dans le salon plongé dans une obscurité artificielle et partielle. Il faut avouer que l’étage n’était pas chauffé et impossible à réchauffer autrement qu’avec l’appoint d’un radiateur électrique.
Ari croqua un morceau de pain à même la miche, chercha son paquet de cigarettes et se dirigea vers la cuisine naturellement éclairée par un ajour dans le toit, dont la bulle filtrait les ultraviolets. Sur la table, la pêche miraculeuse de la veille était étalée par piles de pages.
L’opération nocturne n’avait pas été facile. Toutefois, en quelques minutes, Ari avait découvert une petite maison désertée dans le village qui paraissait moins désuète que les autres. Il avait fracturé la porte arrière sans difficulté, par chance il devait s’agir d’une résidence secondaire. Elle était moins cossue que le pavillon, et servait sans doute aussi pour les parties de chasse. Elle avait l’avantage d’être plus équipée. L’ordinateur, dont le fond d’écran était une harde de sangliers morts exposés en trophées, n’était pas du dernier cri, par contre il disposait d’une connexion, certes rudimentaire, et d’une imprimante couleur.
Pressé, la peur au ventre, Ari avait fait vite. Il avait imprimé une cinquantaine de pages. En majorité des articles issus de sites de grands journaux et de deux ou trois journaux locaux bruxellois.
Peu égocentrique, il avait cherché plus d’informations concernant l’affaire de Claude que d’articles concernant son propre décès. Son intention première était d’avoir suffisamment d’éléments que pour prendre les bonnes décisions.
Quand il eut fini de mâcher le pain, il se prépara un café soluble et replongea dans son carnet. Son plan de bataille prenait forme au fil des informations qu’il lisait.
La presse n’avait que peu relayé l’information concernant le décès véloce de Jacques Durand, ce personnage qui n’existait que dans La Galerie livrée à Juan. Cependant, dans les commentaires des sites et des blogs personnels des journalistes, sa mort et son histoire étaient relayés par la fachosphère. Hautement relayés même. Se connecter à ses comptes était risqué, Ari avait fait l’impasse sur les réseaux sociaux.
Il en allait de même pour Guillaume Sargues. Plus il lisait les informations les concernant, plus le souvenir de leur naissance était prégnant.
Tiens, pour Durand notamment. Ari se souvenait avec précision de la manière dont il avait procédé pour créer ce personnage. D’abord, il lui avait trouvé un nom, puis un prénom et un âge. Il avait brodé son enfance en une dizaine de lignes, sa vie sexuelle en trois et ses relations amicales en cinq ou six, peut-être. En trente-trois mots, il l’avait condamné pour fait de mœurs avec une réduction de peine obtenue grâce à l’appui d’un oncle à la carrière politique bâtie sur des créances fort peu avouables. La retraite à Lesbos et l’attention particulière portée aux jeunes Africaines, il l’avait tirée en s’inspirant d’un torchon du diariste Matzneff.
Dans les journaux, même s’il n’était mentionné qu’en commentaire, Durand avait pris vie en mourant. D’après ce que comprenait Ari, sa mort servait d’amadous aux plus courageux des internautes fachos. Pour ne rien arranger, ce n’était pas n’importe qui, celui qui avait allumé le feu, il s’agissait quand même de Emile-Jean Roismier, le nouveau président du Rassemblement National.
Les morts de Durand et de Sargues n’étaient que des leurres, de fausses informations, des infox au service d’une propagande dont Ari avait encore du mal à discerner toutes les nuances.
***
Dans le sud de la France, il faisait froid, mais le soleil était de la partie. Les gens confinés chez eux, les rues étaient calmes, en tout cas dans les quartiers résidentiels et dans le centre-ville. Pour Sofia, en cas de contrôle, le risque d’amende ou d’ennuis était faible, presque proche de zéro. Carte de presse oblige. Pour Claude, avec une notice Interpol tapissée dans tous les commissariats et sa photo tournant en boucle sur tous les prompteurs de voitures, c’était une tout autre histoire.
Ils avaient peu dormi. La discussion n’avait pas duré longtemps avant de trouver un consensus. Dix minutes tout au plus. Claude avait enjoint Sofia à confirmer son départ pour le Maghreb, mais sans citer son nom, en cas d’interception. Elle avait, sans citer Claude, invité Ari à rapidement la rejoindre au Maroc. Elle avait ouvert la boîte aux lettres morte sur ProtonMail et y avait rédigé, à l’attention d’Ari, ce message sauvegardé ensuite dans les brouillons.
Il leur avait fallu faire leurs bagages rapidement. Pour Claude, ce fut chose aisée, il n’avait pas grand-chose avec lui. Il remisa son casque de moto, descendit l’engin au garage en prenant le soin d’ôter les plaques. Il neutralisa aussi le système d’alarme. Un vol serait moins grave que la découverte de l’engin hurlant. Ainsi, Sofia profita du fait que Claude voyageait léger pour lui attribuer un sac empli de ses effets personnels.
Maintenant, ils étaient tous les deux, les sacs de voyage dans le coffre du véhicule de Sofia et la carte de presse sur le tableau de bord. Il leur fallait aussi compter sur la chance, et cela durant les deux heures de route qui les séparaient du Consulat général du Royaume du Maroc, rue Pujol, à Toulouse.
En un peu plus d’une heure, en empruntant l’A61, l’autoroute des Deux Mers, Claude et Sofia dépassèrent Carcassonne sans trop de difficultés. Mais, à l’approche de Castelnaudary, la tension était palpable comme pendant les grandes manœuvres. La proximité du 4e régiment étranger, fleuron de la Légion étrangère, amenait son flot de camions et de véhicules militaires. Sofia bifurqua en quittant l’autoroute pour mieux la reprendre après. Près de Saint-Papoul, la situation se crispa.
***
Alors qu’Ari pénétrait une nouvelle fois dans la maison isolée pour profiter de l’ordinateur et approfondir ses recherches, à Bruxelles, Juan venait de passer la première porte du labo.
Après une salle d’exposition où les plus belles réalisations médicamenteuses des filiales de Beylaeir et quelques prix d’innovation étaient exposés, Juan était descendu au deuxième sous-sol, sous bonne garde. Le cerbère lui collait aux basques.
Lorsque ce dernier colla son œil sur l’appareil de biométrie oculaire, le premier sas s’ouvrit. Il répéta l’action deux fois avant qu’ils ne se retrouvent dans la partie bureau du labo. Plusieurs zones étaient déterminées en fonction de codes couleur, de lettres et de chiffres. Juan n’y connaissait absolument rien, mais depuis le début de la pandémie, comme tout le monde, il savait ce que signifiait le niveau P4.
Cependant, il n’était pas question d’avoir peur. Tout ceci n’était qu’une sorte de mascarade. L’accréditation officielle de cette classe de dangerosité avait été donnée à la livraison du chantier, mais depuis aucune étude de ce genre n’y avait été suivie. Tout cela n’était qu’une façade.
Tout au fond de cette aile sécurisée, une salle des coffres était protégée par un nouveau sas. Le cerbère ne pouvait aller plus loin, il laissa la place à Juan qui, en plus du badge transparent, appliqua la paume de la main sur un récepteur. La porte principale s’ouvrit. Il tourna à droite pour accéder à un petit local dissimulé. Là se trouvait l’entrée unique de ce qui devait être, après la salle des commandes nucléaires de l’OTAN, la pièce la plus sécurisée sur le territoire belge.
L’épaisse double porte battante se referma automatiquement. Pour la cinquième fois de sa vie, Juan pénétrait dans le Saint des Saints. Face à lui, une énorme table en U éclairée par des halos de lumière très concentrée. Autour d’elle, sept personnes toutes vêtues d’un costume trois-pièces, d’une chemise blanche et d’une cravate sombre, le considéraient de pied en cape.
Le premier qui se mit à parler fut Gebo, le représentant belge du BNU. Il remercia Juan et lui présenta les membres qu’il n’avait encore jamais vus en face à face.
« Jera, notre ami français, se trouve à ma droite. Dans l’ordre après lui, Fehu qui nous vient d’Allemagne, Kaunan d’Italie du Nord, il faut être précis. À votre droite, Thurisaz qui représente les contrées autrichiennes, Raidho la péninsule ibérique et enfin Ansuz qui nous arrive tout droit d’Athènes. »
Au-dessus d’eux, un énorme Soleil noir sculpté recouvrait le plafond. Parfaite réplique de celui du château de Wewelsburg. Les douze « sowilo » entrelacés recouverts d’une pellicule d’or donnaient à ce symbole un aspect plus solaire encore, magique. L’ambiance était solennelle, le ton utilisé, aussi.
Tout d’abord, Juan exposa les premiers résultats. L’ordinateur avait déjà sélectionné plusieurs scénarios et dix individus étaient déjà devenus les fausses victimes du BTA12. Cinq autres, dont Guillaume Sargues et Jacques Durand, avaient été utilisés pour lancer des rumeurs. Juan remercia d’ailleurs Jera, le Français, pour la participation active du Rassemblement National lors de l’interview de la veille.
Ensuite, il détailla la phase suivante de l’opération LAND. La pollution informationnelle en était l’objectif principal. Il fallait, comme cela était prévu, de la confusion et surtout de la fermeture des frontières pour asseoir cet état de fait. L’Europe était fragile, ses accords et ses fondements aussi. Il fallait que le peuple européen fraternise dans ses frontières tout en les rétablissant.
Sur les visages des sept fondateurs du BNU, les expressions commençaient à se former. Plus Juan évoquait les premiers résultats, plus les mines se relâchaient, même si l’on n’en était pas encore à l’effusion de joie. Il commença à entrer dans les détails et à évoquer le planning lorsque Fehu, l’Allemand le questionna.
- Les infox, c’est bien pour le terreau. Pour l’opinion, il nous faut des actions.
- Comme vous le savez, répondit Juan, c’est prévu. Il faut d’abord…
- Deux minutes ! coupa Fehu, il a toujours été question d’avoir une opération modulaire.
- C’est vrai. Mais je crois qu’il faut d’abord envoyer plus de messages, obtenir plus de relais avant de nous servir de La Galerie.
- Tous nos hommes sont prêts ! Les jeunes sont dévoués. Pour cela, il est vrai que l’on peut attendre, admit Gebo, le maître belge de cérémonie.
- Pas pour les cancéreux, rétorqua Jera, le Français.
- Ni pour les vaccinés, intervint à nouveau Fehu.
Ils étaient finalement d’accord. Les six membres se rallièrent à l’avis de Fehu, et Juan obtempéra. Même s’il trouvait qu’il était encore trop tôt.
Le temps du grand soir selon Juan était arrivé. Il sortit de la pièce secrète, traversa le labo, se fit accompagner par le cerbère jusqu’à la voiture et prit le chemin du retour. La pluie tombait à nouveau et les essuie-glaces eurent un effet presque hypnotique sur lui. Tout au long de la route, il songea à ce qu’allaient devenir les dizaines de bombes virales qu’ils allaient lâcher dans la nature. Tout cela grâce aux identités concoctées par Aristote Livuzian et au travail du super ordinateur avec son logiciel prédictif. Des mois que la machine moulinait et créait de fausses vraies traces de ces personnages sur la toile. Une véritable usine à couvertures.
***
Ari regarda sa montre à la lueur du vieil écran cathodique sur lequel s’affichait un document très intéressant. Il était quatre heures du matin. Rassuré d’avoir lu le message de Sofia, confiant de la savoir accompagnée par Claude et en route pour le Maroc via aide diplomatique, il pouvait maintenant se concentrer.
Depuis qu’il était en cavale, c’est-à-dire depuis la première information concernant Guillaume Sargues, jusqu’à la découverte de l’annonce de son propre décès et de la potentielle implication de Claude dans celui-ci, Ari avait griffonné un tas de scénarios dans son carnet de moleskine. Le dénominateur commun était toujours Juan. Lorsqu’il se posait les questions de qui avait intérêt à le tuer, de qui pouvait bien tirer les ficelles en discréditant Claude ou encore de qui ne voulait surtout pas voir l’affaire de personnages mise sur la place publique, Ari en revenait toujours à Juan.
Ce qu’il ne comprenait pas, c’était le but de la manœuvre. Mais sans doute que l’article qu’il avait devant lui était une piste à suivre. Il ne restait que peu de feuilles dans l’imprimante, il effectua donc quelques copier-coller dans un document Word et choisit une taille de police très petite. La pénurie de papier était bien réelle.
À cinq heures du matin, Ari avait regagné le pavillon. Comme lors de la nuit précédente, il avait pris soin de nettoyer au maximum les traces de son passage dans la petite maison de chasse, y compris sur l’ordinateur.
Il était temps de se reposer un peu. Ari prit alors une douche, fuma une dernière cigarette en marchant dans le salon et se promit qu’il aurait terminé son plan pour le soir.
Dans le petit village, en plein confinement, Ari était à l’abri. Une fois dehors, quand le temps de l’action serait venu, sa seule sécurité serait encore que Juan et ses sbires le croient mort. Pour l’instant, il avait l’avantage.
***
La moitié du monde était désormais à l’arrêt. Un peu partout, on avait décrété le confinement. Bien entendu, en fonction des zones géographiques, ce dernier était à géométrie variable. Chez les plus pauvres, au sud, le respect des règles était relatif. Quant aux pays nordiques, la répression n’était que peu nécessaire. Dans les journaux, on évoquait déjà la crise économique à venir, les manifestations de mécontentement qui repartiraient de plus belle. Peu de sachants s’inquiétaient pourtant des vraies questions de société, des bouleversements à venir et de l’opportunité qu’offrait cette crise aux extrémistes de tout bord.
Dans la voiture garée dans une ruelle discrète adjacente au consulat, Claude referma l’édition du Figaro achetée juste en face par Sofia. On ne parlait déjà plus de lui. Il replia de journal et le déposa sur le tableau de bord. Un entrefilet évoquait les pertes de libertés individuelles à venir. On annonçait un traçage systématique des personnes.
Au premier étage du Consulat général du Royaume du Maroc, Sofia était en grande conversation, par visioconférence, avec son cousin Reza.
- Es-tu bien certain qu’il pourra passer aussi, demande Sofia.
- Oui, ne t’en fais pas. Une fois dans l’avion, ton ami aura un passeport diplomatique avec une autre identité.
- Merci. Le vrai danger, c’est entre le consulat et l’aéroport, alors ? demanda Sofia.
- Oui, là je ne peux rien faire. Votre avion arrivera à Blagnac dans deux heures maintenant.
- On prendra deux voitures, non ?
- Oui, c’est mieux. Essaie de ne pas être avec lui s’il se fait arrêter. Ta notoriété, en France, vaut plus que ton passeport marocain.
- Mais j’ai une carte presse.
- Justement, ma cousine ! Il ne faudrait pas que mon nom soit cité.
- Je sais.
Sofia esquissa un large sourire à celui qu’elle considérait comme son frère. Il faisait tout ce qu’il pouvait pour elle, quitte à mettre en danger une carrière prometteuse au sein des services de renseignement marocains. Elle avait maintenant à préparer Claude pour les derniers mètres avant d’être en sécurité.
***
Ari ne dormit que trois heures ce matin-là. Le sommeil était venu avec difficulté après une nuit pourtant studieuse et assez angoissante. Il avait aussi rêvé ou plutôt cauchemardé. Un visage anguleux aux traits pourtant fins, une mâchoire marquée, des yeux bleus, des éphélides sur le nez et des cheveux blonds.
Ce visage l’appelait et l’appelait encore. Il s’était réveillé, paniqué à l’idée qu’il ne parvenait plus à se souvenir de son nom. Pourtant, il l’avait déjà vue. Et à maintes reprises. Il alluma une cigarette, sortit du lit et marcha vers la salle de bain. « Où, putain ! Mais où l’ai-je vue ? »
Ari ferma les yeux devant le miroir. Lorsqu’il les ouvrit à nouveau, à travers les volutes de fumée, il se rappela d’un détail. Le visage était entouré de grandes verrières, de poutres de bois et de plantes. « Un jardin tropical ? » demanda-t-il à haute voix. Ce n’était pas ça. Il se rappela d’un escalier, d’un sol pavé. « Le parlement », s’exclama-t-il. Il cligna à nouveau des paupières et la vit accoudée au bastingage d’un couloir donnant sur la cour intérieure du Parlement européen, à Strasbourg.
Tout alors devint clair. Le visage dont il cherchait l’identité appartenait à celle dont il avait lu les analyses durant la nuit. Paula Lebrun.
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– FIN DE L’EPISODE 5-
Vous retrouverez le prochain épisode (6) le 29 avril sur notre site.